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suivant le fond du torrent, le traversant et retraversant sans cesse, — quelques belles roches ont des violets d’iris et d’autres le vert des malachites. — Un-nouveau torrent se joint à celui-ci, et trois heures après nous arrivons à l’Indus. L’Indus d’Alexandre ! accompagné sur nos atlas de jeunesse du tracé rouge indiquant la marche des conquérans. Je ne me doutais guère alors que je remonterais un jour cette fameuse vallée de l’Indus.

Quel soleil ! des pierres incandescentes qui vous reflètent une brûlure au visage ; rien que ces rochers pâles ou teintés de bruns métalliques et au bord du fleuve un sable gris, mêlé de mica dans lequel on enfonce. Le village de Khalki est une oasis : des champs d’orge et de blé, des arbres, de l’eau, une fraîcheur ! L’air est délicieux, ce n’est que le soleil qui est de feu. Je suis obligée de mettre un châle sur mes épaules pour m’abriter de ses brûlures. Le thermomètre ne dépasse pas 33° à l’ombre. Au matin, des nuages bienfaisans errent dans le ciel, ce ciel bleu clair et vif que l’on ne connaît, ni dans notre Midi, ni en Égypte, ni aux Indes. Ce n’est plus le même bleu, c’est une clarté, une crudité extrême que je ne me lasse pas d’admirer et qui va augmenter d’intensité à mesure que nous allons avancer vers l’est et gagner de plus hautes altitudes. Ces gros nuages blancs sont la queue de la mousson des Indes qui commence en cette saison à inonder la vallée de Kashmir et expire et s’évapore sur ces roches arides. Et on la remonte toujours, la brûlante vallée, par un sentier vertigineux qui domine presque constamment à pic le torrent-fleuve. On monte, on descend sans cesse, et on remonte toujours ; un village oasis est sur la rive gauche à l’entrée d’une petite gorge étageant ses champs. Quelques gens qui passent me disent bonjour en thibétain, en bhoti ; ils me disent : djou, et moi qui ne suis pas fière, je leur réponds djou, et même cela m’amuse et leur fait plaisir.

Tout le peuple maintenant ne va plus parler que le bhoti, et mes domestiques savent peut-être autant de thibétain que je sais moi-même d’hindoustani. Leur vraie langue est le kashmiri qu’ils prétendent m’apprendre en même temps que l’hindoustani. Nous avons dit adieu au mounghi, le poulet, qui ne viendra plus varier notre ordinaire ; il n’y a plus que du mouton, qui me suit sur pieds et se racornit légèrement, mais le poulet est coriace et immangeable au Thibet. Mon cuisinier, qui doit me nourrir pour une roupie par jour ou à peu près, soit 1 fr. 40, m’a acheté l’autre