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de cinquante minutes. Il est d’ailleurs jaune, laid, une mâchoire de crocs avançant. Il est vêtu de sombre, il a un interprète hindoustani et l’air abruti des fumeurs d’opium. De grands tapis sont étendus en plein air devant le bungalow de la Résidence, des bancs, des fauteuils sont préparés, le Wazir, le Cardar, maire de Leh, tous les officiers sont arrivés et une troupe de soldats kashmiri que l’on place derrière le banc des officiers. Je suis à droite du capitaine Trenche, le Chinois à gauche, morfondu de froid, — il faut l’envelopper de couvertures, — l’air est sec et vif, mais à minuit, il y avait encore 20 degrés. Une foule remplit les jardins, tout Ladak est là ! C’est bien la confusion orientale sous la clarté des torches que l’on agite et qu’on imbibe, sous la lumière des lampes aux flots de mèches libres plongeant dans l’huile.

Les batchas commencent la fête, ils dansent, ils chantent avec une rare perfection. Et les femmes, les nautch-girls, sont accroupies au bord du tapis, attendant leur tour, enfouies dans leurs manteaux de pourpre. Les bijoux brillent à leur tête, à leur cou, aux épaules, sur les jupes. La danse tartare des femmes est chose toute nouvelle pour moi. Elles marchent en grand cercle l’une derrière l’autre, elles dansent avec leur loge retenue sur une épaule et tombant de l’autre. Elles glissent dans de jolis mouvemens graves qui découvrent le luxe de leurs costumes. Elles ne ressemblent pas aux bayadères des Indes, leur danse n’a rien de lascif, et ne rappelle pas non plus celle des Javanaises.

Les batchas ont tenu la grande place ; après leur danse féminine et amoureuse, ils se poursuivent en chasse rapide, puis tournant deux par deux, à bout de bras, comme font les enfans, le corps ployé en une grâce féminine très souple et une force très masculine. Plus tard, ce sont des joutes avec deux bâtons qu’ils doivent sans cesse heurter, sautant, plongeant, se couchant ; de dos et de face, toujours les bâtons se frappent avec une dextérité, une agilité et une rapidité vertigineuse. Il y a des scènes comiques : un Balti en haillons danse avec une légèreté que n’ont pas nos danseurs européens. Les Gourkas du Nepaul, — qui donnent aux Indes leurs meilleurs soldats, race petite et résistante, — joutent avec un ou deux grands sabres, les lames étincellent sous les torches. Un danseur se livre à des sauts fantastiques avec un long bâton à torches enflammées des deux bouts. Ce ne sont plus les Indes, c’est ici le monde tartare, et