Page:Revue des Deux Mondes - 1897 - tome 142.djvu/213

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

siècles suivans. Mais les Tatares n’ont pas entendu raison, ils sont venus, et quand ils sont partis, « sauf les traditions de l’Église byzantino-russe, conservées par les prêtres et moines grecs, l’Etat et la société qui avaient réussi à s’organiser sous la tutelle séculaire des successeurs de Baty étaient essentiellement asiatiques et naturellement barbares… Le flot tourano-mongol, en se retirant, avait laissé sur cette terre slave, ainsi qu’un limon épais, ce qu’il portait en lui d’élémens stables : procédés de gouvernement, mœurs, habitudes d’esprit ; nulle semences de culture, par contre, et pour cause. »

Lorsqu’il n’était encore que prince royal de Prusse, le grand Frédéric écrivait à Voltaire que des circonstances heureuses, la faveur des événemens et l’ignorance des étrangers avaient fait du fameux tsar « un fantôme héroïque » ; il le définissait : « Un homme gouverné par des fantaisies assez nouvelles pour donner un certain éclat et pour éblouir. » Le grand Frédéric a toujours été jaloux de la gloire du grand Pierre. Non, ce n’est point par fantaisie que Pierre s’est fait le réformateur de son peuple ; il n’a point cédé à un engouement irréfléchi pour la civilisation occidentale, dont il avait admiré de près les merveilles en se promenant en Hollande et en Angleterre ; comme le remarque fort justement M. Waliszewski, ce novateur s’est inspiré d’une tradition, et il pouvait invoquer l’autorité des précédens. « L’évolution qui a fait entrer ou plutôt rentrer la Russie dans la famille européenne a pris un caractère brusque, après avoir été préparée de longue main, parce que les conditions imposées à la vie historique du pays l’ont voulu ainsi. Brusquement arrêtée au XIIIe siècle, l’œuvre de la civilisation n’y a rencontré qu’à la fin du XVIIe des circonstances propices à la reprise de sa marche ascensionnelle, et trouvant alors des chemins frayés, elle a naturellement précipité sa course. Le phénomène connu du mascaret donne une idée précise de l’événement. »

La légende et l’histoire de convention transforment les grands hommes en des êtres miraculeux, sans ancêtres, sans traditions et sans maîtres, possédés d’une idée que personne n’avait eue avant eux et qui leur est tombée du ciel. Les grands hommes vivent comme nous dans l’espace et dans le temps ; comme nous, ils subissent l’influence de leur milieu ; comme nous, ils sont les héritiers d’un passé qui remonte bien au-delà du jour de leur naissance. Ils ont tous eu des précurseurs, et leur œuvre a toujours été préparée de loin. Longtemps avant Pierre, les souverains russes avaient aspiré à sortir du « bourbier asiatique », à acclimater chez eux des semences de