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originale et passe pour marquer une date importante de l’histoire du théâtre, c’est par son « réalisme », par l’abondance, alors neuve, des détails familiers qui classent la dame et peignent son « milieu ». Or c’est cela, justement, qui a été éliminé de la version italienne et cosmopolite. Notez que, du même coup, la pièce se vide presque de sa signification morale ; car, du moment qu’on nous laisse oublier, ou à peu près, la condition et le métier de Marguerite, nous oublions donc aussi les raisons que peut avoir de sévir contre elle l’utile préjugé social auquel la pauvre fille est sacrifiée, puis se sacrifie. Ce n’est plus que l’aventure très touchante de deux amans très malheureux, séparés on ne sait plus bien par quoi (et de cela, d’ailleurs, on n’a point souci) ; quelque chose qui, en vérité, ne se distingue pas essentiellement des autres histoires populaires d’amour douloureux, de celle de Roméo et de Juliette, ou de celle de Paul et de Virginie. Et ainsi, il se peut que la Dame aux Camélias survive, non comme une pièce qui, en 1855, « renouvela » l’art dramatique, mais simplement comme une belle complainte. Elle est tout entière ramenée, dans l’adaptation italienne, aux duos de la Traviata. Mais, dès lors, Mme Duse est peut-être pardonnable de jouer le rôle de Marguerite comme il lui plaît, et sans trop se préoccuper de nous rendre l’image d’une courtisane de ce second empire qui, au surplus, est déjà si loin, si loin !

Je passerai vite sur le troisième acte, celui du père Duval. Mme Duse doit être une personne qui gouverne mal ses nerfs, et il se peut qu’elle ait eu, là, une défaillance. Du moins, accoutumés que nous sommes au jeu plus puissant, plus synthétique, plus « théâtral » de Mme Sarah Bernhardt, la douleur et le désespoir de Mme Duse nous ont semblé par trop modestes. Peut-être, là encore, a-t-elle paru moins vraie pour avoir voulu l’être trop. Il est certain que, dans la vie, les plus terribles coups se reçoivent souvent sans grands cris ni grands gestes, ni débordement de larmes ou fracas de sanglots ; mais nous croyons, soit par habitude, soit même par un assez bon raisonnement, que les conditions de la représentation dramatique veulent, même dans le jeu le plus sincère, quelque ramassement et quelque exagération. Mme Duse n’a eu d’expressif, à cet endroit, que son visage fiévreux. On n’a pas trouvé que ce fût assez. Ou plutôt, ayant dès le commencement conçu Marguerite comme une petite fille aimante et douloureusement douce, elle est restée fidèle à son idée ; elle a ployé, sous la parole de M. Duval, représentant de la Société et de la Loi, sa faiblesse effarée d’oiseau, comme sous une fatalité trop évidemment insurmontable. Elle ne s’est pas défendue ; et sa douleur, se sachant