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plus extravagantes, par la précision et la vérité du détail. Son instinct l’avait bien servi dans le choix d’un modèle. Poe s’était engagé dans la voie où toutes ses qualités devaient trouver leur emploi, les mauvaises comme les bonnes, les tares de l’intelligence aussi bien que les dons des fées. S’il n’avait pas eu devant lui d’autre pierre d’achoppement que son ivrognerie, l’alcool lui aurait certainement permis de donner tout ce qu’il avait à donner ; car l’œuvre d’un conteur fantastique ne saurait jamais être bien considérable.

Mais le malheur voulut qu’il n’eût pas de succès dans son pays, je parle du franc succès qui impose un écrivain aux masses. Pour beaucoup de raisons, qui n’étaient pas toutes mauvaises, les Américains de 1840 étaient incapables de goûter des histoires comme Morella ou Bérénice. Ils sentaient que l’auteur avait du talent, et ne s’en efforçaient que davantage de le pousser dans une autre route, par bonne intention, inattentifs aux blessures qu’ils infligeaient à une âme endolorie. Edgar Poe a cruellement souffert de cette lutte contre la critique et le public. Malgré son orgueil, qui était immense, il a dû plus d’une fois mendier son pain, et il lui a fallu trop souvent accommoder son œuvre au goût de l’acheteur et de l’abonné. A chacun ses responsabilités ; les compatriotes de Poe ne lui ayant fait grâce d’aucune des siennes, il est juste de leur rendre la pareille. Nous allons raconter un drame où les torts les plus graves ne sont pas du côté de l’accusé.


ARVEDE BARINE.