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A quoi bon fermer les yeux devant l’évidence ; trois facteurs nouveaux et inattendus sont en train de bouleverser le monde : le sol, la force, les transports. Le sol démesurément élargi s’offre partout, sans charges et sans prix, au plus énergique. La force transformée développe jusqu’à l’intensité le produit du sol, élève ou réduit l’effort humain au rôle d’auxiliaire. Les transports secondés par le télégraphe mobilisent et mettent pour ainsi dire aux enchères les produits et les forces. Un nivellement inexorable va donc s’opérer sur toutes les contrées accessibles du globe : le taux des salaires doit tendre à s’égaliser comme le revenu des capitaux ; il montera légèrement au début chez nos concurrens les plus malheureux, mais il s’abaissera chez nous. Les peuples les plus favorisés jusqu’à ce jour seront nécessairement les premiers atteints. Nos ouvriers travailleront par intermittences ; ils chômeront à mesure que leurs rivaux lointains travailleront davantage. Mais ces rivaux eux-mêmes seront à la merci des machines, nouvelles régulatrices des salaires, dont la concurrence exigera le plus possible, bien que déjà elles travaillent jour et nuit, sans jamais se tromper, ni se fatiguer, ni se plaindre ; .. et le prix des choses baissera avec le prix des salaires, triomphe du bon marché et de la misère.

En vain réplique-t-on que les consommateurs bénéficieront en Europe de l’avilissement des prix ; c’est jouer sur les mots. Je ne porterai pas de toast à « la misère de nos concurrens, à leurs prairies sèches et à leurs moissons mouillées », pas plus que je ne maudirai Christophe Colomb. Nul ne peut contester les bienfaits qui sont dus à la concurrence, mais de quelle concurrence parle-t-on ? Il y a la concurrence qui stimule, qui fortifie, qui enrichit ; il y a celle qui épuise, qui démoralise et qui ruine. La concurrence a servi l’Europe aussi longtemps que les contrées lointaines se sont bornées à nous envoyer de l’argent et de l’or, à nous vendre des produits exotiques, épices, café, sucre de canne, coton, vanille, en échange de nos marchandises : toutes les nations civilisées ont alors ouvert entre elles une lutte féconde d’activité, pour exploiter les mondes nouveaux. Mais la concurrence va ruiner l’Europe à présent que ces mêmes contrées lointaines vendent en masse et à vil prix tout ce que notre agriculture et notre industrie produisent à grands frais. Nous ne pourrons pas soutenir la concurrence contre nos jeunes rivaux, aujourd’hui qu’ils sont outillés, pas plus que ces jeunes rivaux