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humain. Dès que l’homme jeté sur la terre par la main du Créateur a senti avec l’air la vie pénétrer tout son être, il a respiré un vers dans chacun de ses souffles. » Mais nous savons bien, que dans nos institutions il n’est rien qui ne soit œuvre humaine, et partant soumise au changement. Pour M. Sully Prudhomme, les problèmes de la versification relèvent de la mécanique et il y applique la loi du moindre effort. Il ne s’abuse pas lui-même sur la valeur de cette vue systématique et ne l’indique qu’à titre d’hypothèse. Mais cette hypothèse lui suffit pour qu’il s’oppose en son nom à toutes innovations. « Toute innovation désormais tentée dans la phonétique du vers ne saurait aboutir qu’au simple démembrement d’une forme préexistante… L’art des vers, après la contribution capitale qu’il doit au génie de Victor Hugo, a reçu tout son complément, a épuisé tout le progrès que sa nature comportait. » Comme si le domaine des sons était le règne de l’absolu ! Et comme si dans le siècle où la musique s’est si profondément transformée on pouvait dire que les perceptions de l’ouïe échappent seules à l’universelle mobilité !

Le vers est un organisme, soumis aux conditions qui sont celles mêmes de la vie, et poursuivant sans relâche son évolution. Les belles œuvres peuvent le fixer pour un temps : elles accélèrent, elles retardent et parfois elles contrarient sa marche régulière : elles ne l’arrêtent pas. De même le plaisir spécial qu’il nous procure, en dehors de tout élément intellectuel, n’est qu’un effet de l’habitude. Notre oreille peu à peu devient sensible aux rapports avec lesquels on l’a rendue familière ; le retour des mêmes impressions rythmiques lui est agréable. C’est donc qu’il faut nous contenter ici d’invoquer les lois de l’habitude, lois toutes relatives et variables, qui ne sont que des constatations. Plus une habitude est invétérée, et plus elle s’impose avec une nécessité presque invincible. Mais le plaisir de la répétition s’émousse à la longue, et il faut pour le raviver en modifier légèrement les conditions. Tel est le double principe qui domine toute controverse sur la versification ; et c’est à ce point de vue qu’il faut se placer, si l’on veut éviter de se payer de mots. Le problème est historique. Notre versification a une longue histoire, puisque dès le moyen âge elle était constituée dans ses élémens essentiels. Ceux qui passent pour y avoir à diverses époques fait œuvre de révolutionnaires, se sont en réalité soumis docilement à l’ensemble des prescriptions antérieures, et les minces changemens qu’ils y ont apportés procédaient moins de leur caprice que d’un travail insensible et impersonnel qu’ils se sont bornés à faire aboutir. Les leçons que comporte cette histoire peuvent seules