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qu’il soit besoin de recourir aux essais de prose poétique et d’évoquer l’ombre de Marchangy, on sait bien que telles périodes de Bossuet, de Rousseau ou de Chateaubriand offriraient d’admirables modèles de cadence. Mais grâce à l’ingénuité de telles déclarations se révèlent le sens caché et la signification véritable du mouvement vers-libriste. " On a dit qu’épris « de musique avant toute chose » leurs perceptions s’étant affinées et leurs sens étant devenus plus exigeans, les poètes n’ont plus su se contenter de la mélopée monotone et rigide du vers parnassien. C’est le contraire qu’il eût fallu dire. Dépourvus à un degré remarquable du sens de la musique du vers, les jeunes hommes de cette génération en sont venus à ne plus percevoir l’harmonie si variée et si subtile que comportent les mètres les plus réguliers. Ils sont devenus insensibles à ce qui distingue chez nous la prose et les vers. La tentative vers-libriste est dans son essence une entreprise pour substituer au rythme des vers le rythme de la prose.

La suppression de quelques règles arbitraires qui ne tendent qu’à établir pour l’œil une vaine symétrie, le rapprochement des lois de la versification et de celles de la prononciation, l’achèvement de la réforme romantique par la suppression de la tonique médiane, l’affaiblissement de la rime, l’emploi plus fréquent des rythmes impairs, une architecture de strophes plus compliquée, telles sont les principales nouveautés qu’on peut accueillir sans hérésie, et qui introduites dans l’art des vers pourraient le rajeunir sans y apporter de perturbation profonde. Ont-elles chance d’ailleurs de prendre vie, et dépasseront-elles la période du pullulement embryonnaire ? Le poète qu’on nous annonce sans cesse pour demain et qui finira bien par venir quelque jour, les consacrera-t-il par l’emploi qu’il en fera ? ou, s’en étant détourné, les renverra-t-il auprès des vers mesurés de Baïf et des vers blancs de Marmontel, grossir le nombre des tentatives avortées et des inventions que leur échec même fait paraître saugrenues ? Personne aujourd’hui, et dans l’état actuel des choses, n’en peut rien présager. Ce sont les œuvres qui décident ; sans leur secours il n’est rien que formules inefficaces et théorie à vide. C’est le poète qui par la valeur de l’idée, par l’intensité de l’émotion, par l’éclat de l’imagination nous impose la forme rythmique où il a enfermé son rêve. C’est le poète qui par la délicatesse de son oreille perçoit et nous rend ensuite perceptibles des harmonies encore inentendues. Or ce qui nous inquiète pour l’avenir des réformes préconisées par les jeunes poètes, c’est de voir comme ils les ont déjà compromises par l’application qu’ils en ont faite. Quelle que soit notre complaisance, nous ne