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relations d’homme à homme, est simplement celle-ci : plutôt commettre dix fois l’injustice que de la subir une seule fois. De sorte que l’honneur de l’Européen en Afrique n’est en jeu qu’autant qu’une injustice est faite à un Européen : et dans ce cas, d’exiger un châtiment pour le déshonneur subi, c’est-à-dire de massacrer une masse d’indigènes, de violer des femmes, de brûler des villages, de voler des troupeaux, de dévaster des champs, tout cela est considéré comme la meilleure façon, non pas de ternir, mais au contraire de réhabiliter l’honneur des Européens. »

Il y a bien les missions, catholiques et protestantes, qui poursuivent une fin plus désintéressée. L’auteur avoue qu’elles ont rendu aux indigènes de réels services, en leur apprenant une foule de connaissances nouvelles. Le seul malheur est que ces connaissances ne leur servent de rien, qu’elles en font seulement des objets de risée pour leurs conquérans, et que l’on ne sache pas, en fin de compte, que les missions aient encore jusqu’ici préservé un seul peuple de la destruction. Celle-ci est fatale, en dépit des plus belles théories de l’humanitarisme. La colonisation est une lutte, et qui ne pourra s’arrêter qu’après l’anéantissement des races inférieures. Alors seulement, ayant repeuplé l’Afrique de leur propre race, alors les Européens pourront sérieusement prétendre à y faire régner, comme chez eux, leur « civilisation » et leur « humanité ».

Sur la façon dont ces vertus règnent chez eux, et sur l’application de nos principes humanitaires à la pratique de la vie, l’auteur s’étend trop abondamment pour que nous puissions songer à le suivre. Sa thèse est, en deux mots, que toute vie sociale est une lutte, et qu’ainsi « l’humanité » ne pourra s’appliquer que quand l’espèce humaine aura disparu. Ces oppositions qui excusent, à nos yeux, notre conduite à l’égard des races inférieures, on les retrouvera en effet non moins fortes chez nous : oppositions de race, de religion, de fortune, de langage ; et le seul fait de leur existence suffit à nous entretenir à l’égard l’un de l’autre dans un état de guerre pour ainsi dire constant. Bellum omnium contra omnes, guerre du pauvre contre le riche, de l’illettré contre le savant, du bien portant contre le malade ; guerre de l’Allemand contre le Tchèque, de l’Irlandais contre l’Anglais, du Polonais contre le Russe. Parler d’ « humanité », dans ces conditions, c’est pousser vraiment trop loin la naïveté, ou l’hypocrisie. Et vanter les bienfaits d’une civilisation qui, en multipliant les besoins, contribue à rendre cette guerre sans cesse plus cruelle, c’est prouver trop clairement à quel point l’influence abêtissante de cette civilisation a déjà fait son œuvre.