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on l’a vu de trop près. Pour nous, qui ne saurions prendre aussi à cœur les erreurs du « pauvre Eddy ». l’écrivain demeure un artiste original, quoique très incomplet. Il n’y a de vraiment important, chez le poète ou le romancier, que ce qu’ils nous apportent de neuf, de non encore exprimé, sur les quelques grands événemens de la vie humaine, les quelques sentimens éternels de l’humanité, qui valent la peine qu’on s’en occupe. Poe a apporté du neuf, du très neuf, mais sur deux sentimens seulement, celui de la peur et celui du mystérieux, et sur un seul événement, la mort. Son domaine a été l’un des plus restreints, parmi tous les écrivains qui comptent. En revanche, il y a été unique, et en art, encore une fois, c’est l’unique qui importe, et qui importe seul.

On ne doit pas finir sans alléguer quelque chose en faveur de l’homme. Toute biographie d’Edgar Poe devrait partir de l’idée que c’était un malade, ne possédant de naissance qu’une force de résistance amoindrie, soit contre la tentation, soit contre les conséquences de son vice. Il paya les fautes de ses pères : et ne dites pas que la responsabilité humaine en est diminuée ; elle en est au contraire élargie, étendue en dehors de nous, au-delà de nous, avec une force et une évidence qui accablent. Nos pères répondent de nous, nous répondons de ceux qui sortent de nous. Voilà ce qu’on ne saurait trop se répéter, trop faire entrer dans l’esprit des jeunes gens, afin qu’ils soient maintenus par la pensée des comptes formidables que leur demanderont un jour leurs enfans. A la lumière de cette justice plus haute et plus vraie, on a le droit de réclamer un peu d’indulgence pour l’infortuné Poe, qui fut assurément un grand pécheur, mais aussi un grand malheureux.


ARVEDE BARINE.