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LES ANNÉES DE RETRAITE DU PRINCE DE BISMARCK.

de contrebande que recèle la malle d’un voyageur. Que ne peut-on se servir des rayons X pour lire dans les plis et les replis de la prodigieuse mémoire du prince de Bismarck ! On y trouverait, claire et nette comme un cristal, toute l’histoire de ce temps avec ses menus détails et ses dessous.

Il disait un jour : « La vérité n’a point de prix pour les Slaves ; ils n’en connaissent pas d’autre que l’image subjective que leur suggèrent leur fantaisie et leur désir ; ils se repaissent d’apparences ; ils croient tout ce qu’il leur plaît de croire. » Quoiqu’il ait quelques gouttes de sang slave dans les veines, il n’a jamais été dupe des apparences. Il n’a pas cette imagination fumeuse, qui transforme ou déforme les réalités, il a celle qui les traduit en images d’une limpidité parfaite. Au surplus, cet homme de bronze, qui ne s’est jamais soucié d’être charitable envers son prochain, a une merveilleuse souplesse d’esprit ; il remplace la charité par un altruisme intellectuel, qui lui permet d’entrer dans la peau des autres, de comprendre leurs sentimens, leurs embarras, leurs intérêts, leurs secrètes convoitises, de scruter leurs pensées intimes, de sonder les cœurs et les intentions. S’il a défini la politique le calcul des probabilités humaines, la sienne a toujours reposé sur une connaissance profonde des situations et des hommes. Il n’est pas infaillible, il a commis des fautes : ne les attribuez pas à une erreur de son esprit, mais à son tempérament fougueux, à son humeur hautaine et orageuse, à ses nerfs, à ses passions, à ses rancunes, dont l’influence perturbatrice a parfois dérangé ses calculs.

Qu’est-ce que la vérité ? demandait Ponce-Pilate. La vérité, c’est ce que M. de Bismarck se dit à lui-même et ne dit pas aux autres. Il a ses heures d’épanchement, de bonhomie caressante et bavarde ; c’est alors surtout qu’il faut se défier : il excelle dans l’art de donner aux choses de fausses couleurs, et lorsqu’il promet de tout dire, soyez certain qu’il omettra le point principal. Les historiens qui consulteront le répertoire de M. Penzler feront bien d’être sur leurs gardes, de ne pas prendre certains billets payables au porteur pour de l’or en barre. En 1890, un interviewer ayant dit au châtelain de Friedrichsruhe qu’on lui reprochait en Russie d’avoir pris à tâche de discréditer les fonds russes, il s’écria : « C’est une erreur, soyez sûr qu’en ceci on m’accuse à tort. » Il ajouta : « Je vous en donne ma parole, non la parole du diplomate qui dupa Napoléon, mais celle du prince de Bismarck. ». À la bonne heure, mais à quel signe peut-on discerner si l’on a affaire à M. de Bismarck ou au diplomate qui se glorifie d’avoir dupé l’empereur Na-