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pas tout entière, car le premier morceau, nous l’avons vu, compte encore parmi les plus pathétiques de Beethoven. Reportez-vous à ce que nous avons dit du working-out et de la coda ; de la coda surtout, et de ce court passage, sombre fleur d’amertume et de mélancolie éclose au terme d’un triste chemin. Mais ce fut la dernière plainte que se permit Beethoven, du moins le Beethoven des symphonies. Il détacha ses regards de lui-même pour les élever et les étendre. Celui qui avait en vain demandé à Dieu sa propre joie ne lui demanda plus que celle de ses frères. Celui qui avait mené les héros à la victoire, conduit la danse des paysans et leurs chants de reconnaissance après l’orage, se fit l’interprète et le médiateur de toute l’humanité douloureuse. La neuvième symphonie est un sacrifice et une prière. Il semble que, dans le premier morceau, Beethoven rappelle et rassemble tous les maux qu’il a soufferts, pour acheter de cette offrande expiatoire le bonheur des générations et des siècles à venir. Au point de vue esthétique, au point de vue de l’économie générale et du rapport entre les parties, on peut douter que la dernière symphonie soit la plus parfaite. Un finale avec chœurs ne s’imposait pas comme la conclusion logique et le couronnement nécessaire de trois grands morceaux d’orchestre. A Beethoven lui-même ce finale ne s’imposa point ainsi. Jusqu’au dernier moment le maître n’abandonna pas l’idée d’un finale instrumental. Quelque temps après l’exécution de la neuvième symphonie, il exprimait encore la conviction que le finale avec chœurs était une faute, et parlait de le remplacer par un finale pour orchestre seul, dont il avait déjà trouvé le thème. Mais au point de vue moral, il n’y a dans l’œuvre de Beethoven rien de supérieur au finale de la symphonie avec chœurs. Si le dernier résultat et le miracle suprême de l’art est, comme l’a dit Guyau, « d’enlever l’individu à lui-même et de l’identifier avec tous », voici l’un des sommets sacrés où le miracle s’est accompli. Ici vraiment un seul — et quel était-il ! — s’est donné à tous. Ici le bien et le beau se sont rencontrés et confondus, et le génie s’est fait le serviteur et l’apôtre de l’universelle loi de sympathie, de charité et d’amour. Il appartenait à Beethoven de finir ainsi. Il convenait que cette âme, une des plus fraternelles et des plus généreuses qui furent jamais se déprît d’elle-même et se dilatât jusqu’à contenir l’âme totale de l’humanité.