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III

Pour comprendre et sentir ce que Beethoven a fait non pas de l’un des genres ou de l’une des catégories de son art, mais de cet art en général ; à quelle éminente dignité, à quel degré de puissance et de splendeur il a, dans la symphonie et par elle, élevé la musique elle-même, peut-être suffirait-il de rapporter par la pensée les symphonies du maître aux chefs-d’œuvre de ses plus grands devanciers. Sera-ce aux motets de Palestrina ? Prenons garde qu’auprès de Beethoven le pieux maître de Préneste nous paraisse trop uniformément pieux. Sera-ce aux fugues de Bach ? Nous les trouverons trop sévères. Haydn, Mozart même, après Beethoven, ne saurait plus nous suffire. Leur art nous donnera l’impression d’un divertissement exquis, d’un plaisir presque divin, mais d’un plaisir. Dans l’art de Beethoven seul nous trouverons la représentation de la vie, ou plutôt la vie elle-même. Ecce Deus, dirait-on de Mozart. Mais de Beethoven : Ecce homo. Pour la première fois, voilà l’homme, l’homme moderne, l’homme tout entier. M. Grove a fixé le point où cette humanité s’affirme et se déclare : c’est la seconde symphonie, en  : « Elle est le dernier sommet du monde antérieur à la révolution, du monde des Haydn et des Mozart. Elle est la plus haute cime que pouvait atteindre Beethoven avant de se jeter en des régions nouvelles et merveilleuses où personne avant lui n’avait pénétré, dont personne même n’avait rêvé, mais qui sont devenues par lui notre plus cher domaine et porteront son nom pour l’éternité. »En même temps que l’art, Beethoven a transformé l’artiste et l’a affranchi. « Les musiciens du XVIIIe siècle étaient communément au service des archevêques ou des princes. Ils portaient la poudre, la perruque, l’épée et l’habit de cour. Ils passaient leur temps à saluer, à faire antichambre ; ils dînaient à la table des valets ; on pouvait abuser d’eux et les mettre à la porte comme les autres domestiques. Forcés de régler leur conduite sur l’étiquette et de subordonner leurs émotions aux lois du décorum et de la tenue, il leur était malaisé de changer d’attitude en se mettant au travail, et de donner à leurs pensées et à leurs sentimens le cours libre et naturel auquel leur état faisait un perpétuel obstacle. » Beethoven, le premier, brisa de ses mains rudes toutes les conventions, toutes les contraintes sociales ou