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depuis les plus rudes chants populaires, depuis les premières compositions de Josquin des Prés et de Palestrina. Elles se sont affirmées et maintenues à travers le développement et la libre évolution de la musique. Les instrumens ont pris la place des voix, la musique est sortie de l’église et s’est alliée au monde ; les règles sont demeurées aussi fermes, aussi rigoureuses que celles qui déterminent la production d’un orme ou d’un chêne, sans porter aucune atteinte à la liberté des apparences et à la variété splendide des formes. Au fond ce sont plus que des règles, ce sont des lois ». — Et plus loin, répondant à ceux qui seraient tentés de célébrer surtout la fantaisie et je ne sais quelle prétendue irrégularité du premier morceau de l’ut mineur, M. Grove poursuit éloquemment : « Non, non, ce n’est pas la désobéissance à la loi qui fait la symphonie en ut mineur si grandiose et si extraordinaire ; ce n’est pas l’irrégularité ni l’improvisation. C’est l’obéissance à la loi, c’est le caractère original et frappant des idées, c’est la façon immédiate dont elles sont exprimées, c’est la prodigieuse énergie qui les enfonce en nous, toutes chaudes encore, incandescentes et lumineuses, comme le jour où elles furent en quelque sorte forgées sur l’enclume ; c’est tout cela qui fait la symphonie en ut mineur ce qu’elle est et ce qu’elle sera éternellement ».

Oui, c’est l’ordre autant que la force qui fait le génie d’un Beethoven ou d’un Napoléon. C’est l’ordre autant que la force que reconnut et salua ce vieux soldat qui, entendant éclater le finale de la symphonie en ut mineur, se leva tout droit et s’écria : « L’Empereur ! » Mais son empereur même était moins grand. Des deux mondes créés par un Beethoven et par un Napoléon, le monde de Beethoven est le plus parfait et le plus divin. Il est le monde idéal, où la matière n’a point de part, où le mal et la mort n’ont pas de prise, où la force ne saurait être injuste, aveugle, ni criminelle, où l’ordre ne sera jamais ni troublé, ni détruit.


CAMILLE BELLAIGUE.