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autrefois forsenê, et représente l’italien forsennato, privé de raison. Souffreteux, qui se prend dans le sens de souffrant, vient du vieux mot souffraite qui signifiait manque ou disette[1]. Ces méprises-là, comme on voit, ne ressemblent pas tout à fait aux calembours que nous citions tout à l’heure. Cependant elles sont fondées sur le même fait, sur le rapprochement des sens associés aux mots dont les sons sont identiques ou analogues. Sans doute, au lieu que, dans un cas, l’esprit se sert volontairement d’une méprise ou d’un rapprochement spontané, dans l’autre il n’en prend pas connaissance et s’il s’en sert, si quelquefois il en profite et, plus souvent, s’il en pâtit, c’est sans s’en être rendu compte. Mais cela ne saurait suffire pour établir entre ces faits des différences essentielles et le procédé psychologique est, au fond, identiquement le même partout.

Ce procédé, nous l’avons retrouvé dans les lois générales du fonctionnement normal de l’esprit apprenant à parler, comme dans les déviations particulières, dans ces formations spéciales qui constituent, pour employer l’expression de Littré, une sorte de pathologie du langage. Mais on peut aller plus loin. Le principe même du langage, en effet, ne saurait être que le rapprochement des sens associés à des sons semblables. Les déviations exceptionnelles nous frappent plus que la régularité normale, et nous remarquons bien plus aisément le rapprochement des sens et des sons quand il produit des incohérences ou des erreurs que lorsqu’il nous aide simplement à nous exprimer. Plus attentifs au fond des choses et aux idées mêmes que nous voulons communiquer, nous le sommes moins à la forme même de l’expression. Et cette forme même, étant moins singulière, est plus effacée et plus difficile à reconnaître et à interpréter. Mais si nous examinons les choses de près, nous reconnaissons facilement que le langage le plus normal ne se distingue du calembour que parce que les sons d’une part et les sens de l’autre se rapprochent jusqu’à se confondre. Nous pouvons passer de l’à-peu-près grossier, à l’à-peu-près plus acceptable ; de celui-ci au jeu de mots où les deux mots différens gardent à peu près le même son ; de celui-ci au calembour où le son est identique, quoique les mots

  1. On peut voir, au sujet de la transformation du sens des mots, le remarquable petit livre d’A. Darmesteter, la Vie des mots, les articles de M. Bréal dans cette Revue et de M. G. Paris dans le Journal des savans, l’étude de Littré sur la Pathologie du langage et, avec des précautions, les Récréations philologiques, de Génin .