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le type nouveau de l’homme de lettres emplit de sa vanité et de son indiscrétion, le Président a poussé la réserve jusqu’à faire paraître ses livres sans y mettre son nom. Le parti est chez lui nettement pris de ne se laisser connaître que par son œuvre ; c’est pourquoi la critique témoignait de peu de curiosité à l’égard de ces manuscrits d’où elle savait qu’il ne sortirait aucune révélation. En fait, ce qu’on en a déjà imprimé ne nous a rien apporté de nouveau ni sur l’homme ni sur l’auteur, ni sur sa vie, ni sur ses idées. Il en faut dire autant des Voyages que vient de nous donner M. le baron Albert de Montesquieu, neveu de l’auteur. Montesquieu avait lui-même été sollicité de publier ses journaux de voyages ; il s’était refusé à le faire avant d’avoir mis ses notes en ordre et de leur avoir, en les rédigeant, donné une forme que d’ailleurs il n’avait pas encore arrêtée dans son esprit. « Je ne suis pas, déclarait-il, dans le système de ceux qui conseillèrent à M. de Fontenelle de vider le sac avant que de mourir. L’impression de ses comédies n’a rien ajouté à sa réputation[1]. » Il en est pour Montesquieu comme pour Fontenelle ; en « vidant le sac » on n’ajoute rien à sa gloire, qui, au surplus, était assez éclatante ; mais en outre on ne nous apprend rien qui ne fût déjà connu. Nous suivrons néanmoins Montesquieu dans son tour d’Europe, assurés de ne pas perdre notre temps auprès de lui, et parce qu’il ne saurait être sans intérêt de voir pourquoi et comment voyageait le futur auteur de l’Esprit des lois, quels spectacles il eut sous les yeux, et comment il en comprit l’enseignement.

C’est le avril 1728 que Montesquieu quitta Paris, se rendant à Vienne. Il accompagnait un diplomate anglais avec lequel il était lié, lord Waldegrave, choisi pour représenter George II à la cour de l’empereur Charles VI. De Vienne, il fit une pointe en Hongrie, passa de Gratz à Venise, descendit en Italie par Milan, Turin, Gênes, Florence, jusqu’à Naples, séjourna à Rome à l’aller et au retour, remonta par le Tyrol, parcourut l’Allemagne, s’arrêtant à Munich, à Augsbourg, à Bonn, à Hanovre, visita la Hollande. Au mois d’octobre 1729, il quitta la Haye sur le yacht de lord Chesterfield, et passa en Angleterre, où il devait rester jusqu’au mois d’août 1731. Longue absence qui avait duré plus de trois années ! Par quels motifs Montesquieu s’y était-il déterminé ? Pourquoi l’auteur acclamé des Lettres persanes s’était-il résigné à quitter tout ce qu’il aimait et qui lui faisait la vie si douce, son château, ses livres, ses vignes, sa famille, ses amis, ses plaisirs, les Académies de Paris et de province dont il était membre,

  1. Montesquieu, Lettre à l’abbé de Guasco. Œuvres complètes, édition Garnier, VII, 445.