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les salons où il était fêté ? On veut qu’il eût alors des visées diplomatiques. Il est exact qu’il songea à entrer dans les ambassades. Il en avait écrit à Fleury et il énumère dans une lettre à l’abbé d’Olivet les raisons pour lesquelles il ne se croyait pas indigne qu’on jetât les yeux sur lui : c’est qu’il ne se croyait pas plus bête qu’un autre, qu’il avait sa fortune faite, qu’il travaillait pour l’honneur et non pas pour vivre et enfin qu’il était assez sociable et assez curieux pour être suffisamment instruit dans quelque pays qu’on l’envoyât. Il regretta plus tard de n’avoir pas donné suite à ce projet, et rendu ainsi service à son pays. Il semble en effet qu’il fût dès cette époque partisan de ce renversement des alliances qui va s’imposer comme une nécessité au gouvernement de Louis XV par suite de la situation nouvelle des États de l’Europe. En conclurons-nous qu’il y eût en Montesquieu l’étoffe d’un diplomate ? Il se peut que sa souple intelligence se fût trouvée également apte à la spéculation et à l’art des négociations. Il se peut aussi que son esprit, avide des idées générales, eût été mal à l’aise dans les débats particuliers et dans les intrigues des chancelleries. Les deux hypothèses sont pareillement admissibles et d’ailleurs pareillement vaines. Ce serait perdre sa peine que de les examiner. Au point de vue où nous nous plaçons, ce qui importe seulement, c’est de constater que les velléités diplomatiques de Montesquieu n’ont pas précédé, mais suivi l’entreprise de ses voyages. Il était à Vienne lorsqu’il écrivit à Fleury. La société d’un diplomate, le bon accueil qu’il recevait en Autriche, avaient pu faire naître en lui cette idée de s’employer dans les cours étrangères. Mais le projet lui-même de parcourir l’Europe n’a pas son origine dans le hasard de cette vague et superficielle intention ; il fait partie au contraire d’un plan de travail mûrement médité, et résulte du développement intérieur de la pensée de Montesquieu.

En effet, au moment où il se met en route, Montesquieu a près de quarante ans ; il y a sept années qu’il a publié les Lettres persanes. Or, de même que les Lettres persanes contiennent en germe l’Esprit des Lois, on peut dire que Montesquieu y indique déjà, et avec toute la netteté souhaitable, l’objet, le plan et la méthode de ses voyages. Il fait dire à un de ses Persans : « Rica et moi sommes peut-être les premiers parmi les Persans que l’envie de savoir ait fait sortir de leur pays et qui aient renoncé aux douceurs d’une vie tranquille pour aller chercher laborieusement la sagesse[1]. » Et Rhedi trace ce programme

  1. Montesquieu, Œuvres, I, 54.