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autres lui firent moins bonne impression : Law, « un homme captieux qui a du raisonnement et dont toute la force est de tâcher de tourner votre réponse contre vous, en y trouvant quelque inconvénient, d’ailleurs plus amoureux de ses idées que de son argent » ; Albéroni « peu poli, brusque. De plus, il n’a que quatre ou cinq conversations : la guerre d’Italie, la Cour de France, son affaire d’Espagne. Après cela, on le sait tout entier. » Mais quel admirable enseignement leur entretien offrait à un historien moraliste ! Aussi Montesquieu les écoute, sans se lasser, tandis qu’ils reprennent un récit toujours le même, ramenés par la toute-puissance de l’idée fixe au souvenir de la même aventure, enragés contre l’accident qui leur a fait tout manquer, puis soudain le supprimant par la pensée, cédant à l’imagination, refaisant leur vie, refaisant l’histoire, refaisant le monde pour y installer le triomphe de leur chimère. Mais ce qu’il y a de vraiment nouveau et qu’il importe surtout de noter c’est le soin avec lequel Montesquieu, sitôt qu’il arrive dans un pays, s’enquiert de ce qu’on pourrait appeler ses forces vives. Il s’était aux derniers chapitres des Lettres persanes montré très frappé de la décroissance de la population en Europe ; il cherchera dans l’Esprit des Lois les moyens d’y remédier. Aussi essaie-t-il d’abord de fixer le nombre des habitans : il s’informe, et il a pour principe de rabattre toujours des chiffres qu’on lui fournit, soit par scrupule de statisticien, soit qu’il eût dans sa Gascogne appris à se méfier. Après quoi, il se renseigne sur les ressources et sur les charges, sur la dette et sur le rendement des impôts, sur le commerce et sur les douanes. Il se fait donner, quand il le peut, un état détaillé des revenus, des troupes, des places fortifiées. Il reconnaît la configuration du sol et ses productions, le caractère des gens, les allures de la société, le système politique, enfin la situation respective des puissances. Il fait ainsi, au jour le jour et par touches successives, un tableau de l’Europe aux environs de 1728.

Sombre tableau d’une Europe vieillie où se préparent tant de ruines, où agonisent tant de pouvoirs usés ! L’Autriche n’est plus que l’ombre d’elle-même, grand corps à bout de sève étendant jusqu’en Sardaigne une autorité que personne ne respecte plus. L’Italie présente le plus bizarre assemblage et la réunion la plus incohérente de républiques et de monarchies en miniature, les unes et les autres également déchues d’une ancienne prospérité dont elles gardent les dehors menteurs. C’est un mélange de forfanterie et de gueuserie, de servilité et de licence, un effacement des caractères, une débandade de la moralité. L’état d’abaissement où il trouve l’aristocratie vénitienne inspire à