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de toutes les œuvres d’art se trouvant à Venise, avec défense expresse d’en aliéner aucune ? « Il y a nécessité absolue, disait le décret, d’aimer et de conserver ces choses rares et précieuses, ornement de la capitale. » Et M. Molmenti nous raconte à ce sujet la plaisante anecdote d’un certain Zelenza Grimani qui, ayant résolu de vendre une statue antique d’Agrippa, avait vu entrer chez lui l’inquisiteur d’État Christophe Cristofoli, « chargé par le tribunal suprême de venir souhaiter bon voyage, hors des États de Venise, aux seigneurs Marcus Agrippa et Zelenza Grimani. » Force était à Grimani de garder la statue ou de s’expatrier avec elle. Il la garda ; et c’est ainsi qu’on peut l’admirer, aujourd’hui, au Musée Civique.

Mais ces temps heureux sont loin : la civilisation moderne, en pénétrant à Venise, y a introduit d’autres mœurs et d’autres façons de voir. Ce qui passait jadis pour « un crime abominable » paraît aujourd’hui le plus naturel du monde. « Le gouvernement italien assiste, avec une indifférence scandaleuse, à l’appauvrissement artistique de la patrie. Et maints hommes, de ceux qu’on appelle des gens pratiques, trouvent encore excessives les entraves apportées par les lois à cette liberté de saccage et de destruction. L’honorable Villa, au cours du récent procès Sciarra, l’a expressément déclaré : mieux vaut perdre quelques Raphaël, et ne pas attenter au droit sacré de la propriété ! »

Ce « droit sacré », M. Molmenti le conçoit autrement. Il estime, à l’ancienne manière, que les œuvres d’art que contient Venise appartiennent, en premier lieu, à Venise elle-même, dont elles sont le patrimoine auguste et inaliénable. Et son rêve serait que, par des lois sévères accompagnées de sanctions efficaces, le gouvernement italien défendit aux particuliers de vendre leurs collections, et aux villes, ou plutôt à Venise, la ville des villes, de profaner davantage son unique et merveilleuse originalité.

Noble rêve, bien digne d’un artiste et d’un patriote. Mais, hélas ! nous craignons que l’éminent écrivain ne se trompe sur l’efficacité des législations. Toutes les lois du monde n’empêcheront pas un homme qui possède des œuvres d’art de les vendre, si, à ces œuvres d’art, il préfère l’argent : des exemples récens l’ont assez prouvé, et qu’il y avait mille façons de tourner les lois, plus simples et plus commodes les unes que les autres. On recouvre les anciens tableaux d’une couche de peinture nouvelle, qu’on s’empresse d’enlever sitôt les douanes passées : en échange des œuvres des maîtres, les marchands installent, dans les galeries, des copies toutes fraîches, de magistrales copies que, longtemps après, les visiteurs continuent à admirer pieusement.