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Et quand enfin la ruse est reconnue, il n’y a personne qui ne s’en amuse. Aucune loi n’arrêtera jamais le trafic des œuvres d’art ; sans compter qu’en effet la conception moderne du droit de propriété achève d’ôter à de telles lois une grande part de leur portée et de leur sérieux. Ce n’est point par des lois qu’on forcera les Vénitiens à garder les œuvres qui leur appartiennent, s’ils ne trouvent pas en dehors du code, dans leur propre cœur, les seuls motifs qui vaillent à les leur faire garder. Et peut-être même M, Molmenti attribue-t-il aux anciennes lois de Venise plus d’action qu’elles n’en ont eu en réalité sur l’attachement des Vénitiens de jadis à leur patrimoine artistique. Les décrets du Conseil des Dix et des Inquisiteurs, qu’il nous vante avec tant d’enthousiasme, peut-être n’aurait-on pas eu de peine à les enfreindre, eux aussi, comme la loi Pacca, si l’on n’avait eu pour tenir à l’héritage du passé des raisons plus fortes que tous les décrets : le goût des belles choses et l’orgueil familial. Combien typique et touchante, à ce point de vue, l’histoire que M. Molmenti nous raconte lui-même, d’après Vasari, de Margherita Acciaiuoli, la femme du Florentin Pier Francesco Borgherini !

Celui-ci ayant quitté Florence, à la suite des troubles, un certain marchand nommé Giambattista della Palla avait obtenu des magistrats de la ville l’autorisation d’acheter, à prix d’or, dans sa maison, des boiseries de Baccio d’Agnolo, et des peintures de Sarto et de Pontormo, commandées naguère par le sieux Borgherini pour les noces de son fils. Della Palla voulait, disait-il, offrir ces merveilles au roi François Ier : mais en réalité, suivant Vasari, il n’avait d’autre projet que de les expédier en France et d’en « faire une bonne affaire ». Toujours est-il que, s’étant présenté à la maison des Borgherini avec son décret en main, il avait vu venir à lui la femme de Pier Francesco qui, le toisant avec mépris, lui avait tenu ce discours : « Ainsi donc c’est toi, Giambattista, toi vt.1 regrattier, petit marchand de quatre deniers, c’est toi qui as l’audace de confisquer les ornemens des chambres de gentilshommes, et de dépouiller cette ville de ses choses les plus riches et les plus honorables, pour en embellir les contrées étrangères et les palais de nos ennemis ! Encore ta conduite ne m’étonne-t-elle pas, ignoble plébéien sans patrie : mais je m’étonne et m’indigne des magistrats de cette ville, qui t’ont autorisé à cet abominable marché. Ce lit, que tu viens chercher pour l’échanger contre d’infâmes deniers, c’est mon lit nuptial ; c’est pour mes noces que mon beau-père a commandé tout cet appareil princier d’œuvres d’art, que je révère en souvenir de lui et par amour de mon mari, et que je suis résolue à