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défendre de mon sang et de ma vie. Sors donc de cette chambre avec tes complices, Giambattista, et va dire à ceux qui t’ont envoyé que je n’admettrai point qu’à quelque prix que ce soit on enlève d’ici une seule des choses qui y sont. S’ils veulent absolument dépouiller notre ville au profit du roi François de France, qu’ils prennent dans leurs propres chambres, pour les lui offrir, leurs lits et tout ce qu’ils peuvent avoir d’ornemens ! Et ne reviens point sous ce toit, car jeté ferais connaître, à ton grand dommage, les égards qui sont dus aux gentilshommes de ta sorte ! »


C’est en réveillant dans les âmes des sentimens pareils à ceux qui animaient cette femme héroïque, en les réhabituant à croire qu’il y a au monde quelque chose de meilleur que l’argent, et le bien-être, et l’hygiène elle-même, c’est par ce moyen seulement qu’on pourrait essayer d’arrêter le trafic des richesses nationales, comme aussi de mettre fin à la destruction des vieilles rues, des vieilles églises, et des vieux palais. Toutes les lois resteront impuissantes, qui n’auront point pour elles le consentement des cœurs. En France — car le mal dont se plaint M. Molmenti n’est point spécial à Venise — la loi de protection des monumens historiques n’a pas empêché Avignon de démolir une de ses vieilles portes, ni Creil de jeter bas la vénérable église de Saint-Evremond, ni Arras et Douai de raser leurs fortifications. De toutes les villes des voix s’élèvent pour gémir ou pour protester : mais l’œuvre de dévastation n’en est pas ralentie. Et si le docteur Méhemet Emin nous fait injure en affirmant qu’il n’y a plus désormais personne pour s’en émouvoir, peut-être se trompe-t-il moins quand il rattache ce vandalisme artistique à tout un ensemble de causes morales contre lesquelles lois et décrets resteront impuissans, jusqu’à ce que nous ayons renoncé à notre conception présente du sens et de l’objet de la vie humaine.


T. DE WYZEWA.