Page:Revue des Deux Mondes - 1897 - tome 143.djvu/108

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de dire un mot, écrit-il, des excellens dîners que j’ai faits à Motiers, chez Jean-Jacques, en tête à tête avec lui. La cuisine était simple, telle qu’il l’aimait, et je partageais bien son goût ; apprêtée supérieurement ; et dans ce genre simple, il n’est pas possible de faire mieux que Mlle Le Vasseur : c’étaient de succulens légumes, des gigots de moutons nourris dans le vallon, de thym, de serpolet, et d’un fumet admirable, et parfaitement rôtis. Je faisais compliment à Mlle Le Vasseur sur son dîner ; ce qui m’étonne, c’est que, malgré mes invitations, jamais Rousseau ne voulut permettre qu’elle se mît à table avec nous. »

Jusqu’en 1768, Rousseau traita Thérèse comme sa domestique, sa gouvernante : en cette qualité, elle était ce qu’on appelle familièrement une perle ; à cet égard, il n’eût pas pu mieux choisir.

Je ne crois pas du tout que Thérèse ait eu sur lui l’influence qu’on prétend quelquefois qu’elle a possédée. Il la dominait ; et quand elle a essayé de défendre contre lui ses enfans ou sa mère, il a imposé sa volonté, et elle s’est soumise. Elle a suivi partout cet homme d’un caractère difficile et grondeur ; jamais elle ne lui a tenu tête. On l’accuse d’avoir sourdement aigri le compagnon de sa vie, de lui avoir quelquefois monté la tête, et de l’avoir brouillé avec celui-ci ou celle-là ; vagues reproches, qui s’évanouissent et se dissipent presque entièrement, quand on étudie de près chacun des épisodes de la vie de Jean-Jacques. Il était défiant et colère ; il l’était de nature et de race, et Thérèse est innocente de ses incartades. Elle s’est fidèlement tenue à son rôle de servante.

Assurément on peut rêver pour Rousseau un autre choix : une personne bien née et bien entourée, ingénue et pure dans son charme de jeunesse, d’un esprit ouvert, d’une âme noble et délicate autant que dévouée et tendre. Mais que ce choix eût été difficile ! En vérité, combien peu, parmi les grands écrivains que la France a possédés dans les derniers siècles, ont été liés par le mariage à une femme que l’imagination aime à voir auprès d’eux ! Une loi austère le défendait à ceux qui étaient entrés dans le clergé, eussent-ils l’esprit aussi dégagé de tout lien que Rabelais, le cardinal de Retz et l’abbé Prévost. Pascal, La Bruyère, et plusieurs autres ont gardé le célibat. Nous savons trop peu de chose de Mmes de Montesquieu et de Buffon. La femme de Molière n’a pas été sans reproche ; la femme de La Fontaine, qui n’a pas su se