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précédens ; il ne faut pas chercher longtemps, parmi les écrivains qui l’ont illustré, pour trouver auprès de beaucoup d’entre eux, des femmes aimables, à l’esprit éclairé et discret, fières du nom qu’elles portent, et dignes de le porter. C’est un bonheur qui a manqué à Rousseau : dans la seconde moitié de sa vie, comme dans la première, il n’y a pas eu de justes noces. Mme de Warens lui avait donné la main gauche ; il a donné la main gauche à Thérèse.


III

Saint-Marc Girardin a très bien dit de Rousseau : « Il y avait en lui toutes les sortes de pauvres : le pauvre timide et embarrassé, le pauvre envieux et ingrat, enfin le pauvre gourmé et déclamateur, ce qui est un genre de pauvre tout récent, et qui procède beaucoup de Rousseau. » Cela est aussi juste que piquant ; mais le spirituel critique n’a pas été jusqu’au bout de son énumération.

« J’entre un jour chez Rousseau, nous dit Corancez ; je le vois hilarieux, se promenant à grands pas dans sa chambre, et regardant fièrement tout ce qu’elle contenait : Tout ceci est à moi, me dit-il ; il faut noter que ce tout consistait dans un lit de siamoise, quelques chaises de paille, une table commune, et un secrétaire de bois de noyer. Comment, lui dis-je, cela ne vous appartenait pas hier ? Il y a longtemps que je vous ai vu en possession de tout ce qui est ici. — Oui, monsieur, mais je devais au tapissier, et j’ai fini de le payer ce matin. » — Voilà le pauvre content de peu, et satisfait de son lot.

« Vous avez augmenté les plaisirs des riches, lui disait un jour Bernardin de Saint-Pierre, et on dit que vous avez constamment refusé leurs bienfaits. — Lorsque je donnai mon Devin du village, un duc m’envoya quatre louis pour environ 66 livres de musique que je lui avais copiée. Je pris ce qui m’était dû, et je lui renvoyai le reste : on répandit partout que j’avais refusé une fortune. » — Voilà le pauvre intègre et scrupuleux, qui n’accepte que son dû, en même temps que l’homme modeste, qui ne veut pas qu’on exagère son désintéressement, et qui arrête les légendes qui courent sur son compte.

« Ma chère tante, écrivait Rousseau à Mme Gonceru, à la première lueur d’une meilleure fortune, je songeai à vous faire une petite part de ma subsistance, qui pût rendre la vôtre un peu