Page:Revue des Deux Mondes - 1897 - tome 143.djvu/113

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pour les autres. Jean-Jacques, à l’égard des enfans que lui a donnés Thérèse, a été plus que dur ; il a été insensible et sans entrailles. Les motifs qui l’ont dirigé quand il a pris le parti de faire porter ses deux premiers enfans à l’hospice des enfans trouvés, il les a mis à nu dans une page des Confessions, qui est nette et sans ambages. Ce sont des conversations de table d’hôte qui lui ont montré le moyen de se tirer d’affaire ; il était près de la misère en effet : « Vous savez ma situation, écrivait-il à une dame de ses amies ; je gagne au jour la journée mon pain avec assez de peine ; comment nourrirais-je encore une famille ? » Depuis plus de vingt ans, Rousseau était un isolé ; et sur la route qu’il avait parcourue, les mauvais exemples n’avaient pas manqué. A Venise, à Paris, il avait vécu dans des sociétés de mœurs faciles, légères, insouciantes ; il se laissa entraîner au courant. Ses enfans étaient nés hors mariage[1] : et ses devoirs de père pouvaient ne pas lui apparaître aussi nets, aussi absolus, que s’ils eussent été les conséquences d’une union légitime et sainte. Rousseau, qui approchait de la quarantaine, n’avait pas l’idée, n’avait aucun pressentiment du rôle qui lui était réservé. A bref délai, sa parole allait revêtir une grande autorité morale ; le siècle allait saluer en lui un maître de vertu : situation pleine d’honneur, mais chargée de devoirs. Celui qui prêche les autres doit lui-même être irréprochable. Rousseau, dans sa gêne, avait trouvé tout simple d’aller au plus pressé, en foulant aux pieds ses obligations de père : sans s’en douter, il s’était préparé le plus grand embarras pour l’avenir, il avait donné à ses futurs adversaires une arme qui est devenue terrible, dès qu’ils l’ont eue en mains. Sa mémoire en souffrira toujours.

Le fils du bonhomme La Fontaine était le cadet des soucis de son père. On le sait ; on en sourit, ou on le regrette ; jamais on ne l’a bien amèrement reproché au fabuliste. Voltaire a-t-il été père ? Si le libraire Lambert était réellement son fils, comme on l’a prétendu, qu’a-t-il fait pour lui ? Voltaire s’est gardé de rien dire, et aucun de ceux qui l’ont haï ne l’a entrepris à ce sujet.

« Celui qui ne peut remplir les devoirs de père, n’a point droit

  1. C’est au temps où lui naissaient les derniers de ses enfans, que Rousseau a écrit dans la préface de Narcisse un passage où parlant des écrits de sa jeunesse qu’il abandonnait à leur mauvais sort, il les compare à « ces enfans illégitimes que l’on caresse encore avec plaisir, en rougissant d’en être le père, à qui l’on fait ses derniers adieux, et qu’on envoie chercher fortune, sans beaucoup s’embarrasser de ce qu’ils deviendront. »