Page:Revue des Deux Mondes - 1897 - tome 143.djvu/173

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

invinciblement en moi l’image d’une course de taureaux. C’était la même escrime, avec les mêmes passes ; c’était ainsi que M. Canovas menait l’attaque, lançant contre le ministère ses plus agiles lieutenans, pour placer les banderilles, pour le piquer, le harceler, l’exciter, lui faire voir rouge, le porter et porter la Chambre à l’exaspération, à la fureur ; alors, très calme, M. Canovas disait au président : Pido la palabra, comme le torero demande l’autorisation de mettre à mort ; et le grand silence retombait aussitôt sur cette assemblée délirante, comme si, réellement, il y eût là quelqu’un qui allait mourir.

De quoi cette domination était-elle faite ? De la belle ordonnance du discours ; d’une aptitude innée et d’un art consommé à enchaîner les raisonnemens et comme à construire des édifices de paroles, — M. Canovas ne comparait-il pas l’éloquence à l’architecture ? — d’une souveraine aisance à manier les idées générales, qui tenait peut-être tout bonnement à ce que l’orateur avait pris la peine de se faire des idées générales ; des ressources d’une érudition capable de fournir juste à point l’exemple qui éclairait une situation ou le précédent qui la dénouait ; de la puissance d’une dialectique que réchauffai t la flamme de convictions ardentes ; par-là-dessus, de la volonté de dominer et de la certitude d’y réussir, pour tout dire en un mot, de la conscience d’être le plus fort. Cette volonté, cette certitude s’affirmaient jusque dans la plus brève de ses répliques, celle-ci par exemple à M. Silvela : « Au surplus, je ne suis pas de ceux qui, à aucun âge et dans aucun temps, aient passé au pouvoir sans y laisser une trace profonde de leur passage, et, pour me parler comme on vient de me parler, il faudrait, en vérité, avoir fait autre chose que d’avoir mis, étant ministre sous moi, sa signature au bas de quelques décrets insignifians. »

Le parlement, pour lui, était un champ de bataille : sans qu’il lui semblât excessif, il empruntait le langage du bon chevalier dont il lisait et relisait les aventures : « L’orateur est celui qui fait de la tribune la dame de ses pensées et qu’enfièvre la multitude, ainsi qu’enfièvrent un vieux soldat la vue des troupes et le tout prochain resplendissement des armes. » À ce duel, qui n’était pas toujours courtois, il se présentait, visière haute, avec la lance, l’épée et la dague, avec la raison, la science et l’esprit, et les coups qu’il frappait ne s’égaraient pas dans le vide.