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d’entretenir des inquiétudes à ce sujet. On aurait prétendu qu’une alliance entre deux pays aussi divers, pour ne pas dire aussi opposés, ne pouvait dériver que d’intentions équivoques. Il faut bien aujourd’hui reconnaître qu’il n’en est rien. L’attitude commune de la France et de la Russie défie toutes les critiques, et leur union intime ne saurait faire naître aucune appréhension, même dans les esprits les plus ombrageux. Toute chose a été faite et a été dite en temps opportun. Il y a même eu, dans les toasts qui ont été prononcés en Russie, une sorte de crescendo habilement ménagé pour tenir jusqu’au bout l’imagination en haleine afin de la mieux frapper par le trait final. Les toasts de Peterhof n’étaient qu’un échange de politesses et de souhaits de bienvenue ; ceux de Krasnoïé-Sélo, prononcés après une grande revue militaire, rappelaient ceux de Châlons, les confirmaient, mais laissaient les choses en l’état ; celui de Cronstadt a été plus explicite et plus décisif. Il a levé tous les voiles qui cachaient encore la réalité de l’alliance. Nous avions la chose ; on y a ajouté le mot.

Ce serait un jeu d’esprit que d’établir une comparaison entre la manière dont l’empereur d’Allemagne et le président de la République ont été reçus en Russie. Il va de soi que les deux événemens n’avaient pas le même caractère. Les visites de souverain à souverain sont fréquentes, et il faudrait une mémoire très sûre pour rappeler toutes celles qui ont eu lieu depuis deux ou trois années seulement. Dans quelques jours, le roi d’Italie se rendra en Allemagne ; il y a quelques jours l’empereur Guillaume était à Saint-Pétersbourg. L’expression dont on s’est servi, et dont on se sert habituellement pour ces visites, aussi bien que pour les sentimens qui les déterminent, consiste à les qualifier de traditionnelles. C’est une immense force qu’une tradition, et il faut bien convenir que, depuis une trentaine d’années, la France en est complètement dépourvue. Nous n’avons pas à invoquer le passé, nous souhaitons à ceux qui viendront après nous de pouvoir le faire ; en attendant, nous vivons dans le présent et dans les espérances que nous offre l’avenir. Loin d’être traditionnel, tout est exceptionnel dans le voyage que l’empereur Nicolas a fait il y a dix mois en France, et dans celui que M. le président de la République vient de faire en Russie. L’Europe aurait été bien surprise, il y a peu de temps encore, si on lui avait annoncé comme possibles les choses étranges auxquelles elle vient d’assister. Il semblait inadmissible que le souverain autocrate de toutes les Russies vînt faire un voyage officiel sur les bords de la Seine, et peut-être y avait-il quelque chose de plus invraisemblable encore à ce que le président de la République française lui rendit sa