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le Prince impérial dans la matinée. Il était à cheval, avec une suite militaire nombreuse. Des gamins couraient derrière, en l’acclamant. On leur avait jeté des poignées de sous.

Gustave Le Martrois dit timidement :

— Moi, j’ai vu conduire, à l’hôtel de Metz, où est le grand prévôt, deux dragons allemands. Ils avaient l’air narquois, et se tenaient raides comme des pieux, dans leurs habits étriqués.

— Et moi, dit M. Dumaine, j’ai vu amener un espion, déguisé en femme. La foule le huait. C’est incroyable, paraît-il, le nombre d’espions qu’emploient les Prussiens…

— C’est égal, dit M. Bersheim revenant à son idée, celle de tous, au fond, — pourquoi ne bouge-t-on pas ? Je ne suis pas un soldat ; il me semble pourtant que l’expectative, c’est le contraire du tempérament français. Un colonel d’état-major m’a dit, il est vrai, qu’on manquait de biscuit pour se porter en avant. Lebœuf aurait télégraphié hier à Paris d’en envoyer ici et à Strasbourg ; mais, sapristi ! il y a du pain et du blé en Allemagne ! Qu’est-ce qu’on attend ?

Boisjol ne répondit pas, touché à vif, dans son courage aventureux de vieil Africain. Il bougonnait assez d’être tenu là, l’arme au pied. Quand on déclare la guerre, c’est qu’on est prêt. Quand on est prêt, on marche !

Après une tarte aux quetches, triomphe de la pâtisserie de ménage, on achevait le dessert. Lisbeth, selon la coutume, posa sur la table la cave à liqueurs ; M. Bersheim l’ouvrit. Les flacons de verre carrés, guillochés d’or, couleur de topaze, de rubis, d’émeraude, étaient à demi pleins : eau-de-vie, curaçao, crème d’angélique ; dans le quatrième, du vieux kirsch de la Forêt-Noire, limpide comme de l’eau, ardent comme du feu.

— Je vous le recommande, dit M. Bersheim.

Du Breuil en accepta un verre… Bien n’avait changé, décidément. L’ancienne demeure gardait son air de bonheur calme. L’heure battait, d’un pouls égal, dans la gaine sculptée de la grande horloge. Le balancier, un disque de cuivre, allait, venait, montrant, cachant la devise d’émail noir : Omnes vulnerant, ultima necat. Du Breuil aurait peine, il le sentit, à quitter tout à l’heure cet endroit paisible. Le bon sourire de Mme Bersheim, le clair regard d’Anine, lui allaient au cœur. Cette grande fille, il se la rappelait enfant, avec des jupes courtes, un petit front sérieux déjà. Elle aimait lire de belles histoires, dans des livres à