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LE DÉSASTRE.

Du Breuil reconnut le général Doëns. Ils n’eurent que le temps d’échanger deux paroles. Un aide de camp du général Laveaucoupet, la figure poudreuse, striée de sueur, le cheval sanglant, apparut, réclamant trois bataillons.

Du Breuil se mit à la recherche de sa carriole. Des fantassins défilaient au pas accéléré. Ils avaient déposé leurs sacs, marchaient allègrement, le fusil sur l’épaule. « En ordre ! en ordre ! » répétait un vieux capitaine, d’un ton paternel. Une batterie de mitrailleuses, au grand trot, fila. Pas de carriole. Tout à coup un cheval sans cavalier, les rênes pendantes, déboucha d’une rue, à la charge. Il s’arrêta court, campé sur ses quatre pattes, hennit avec force. Son flanc mouillé haletait comme un soufflet de forge. Du Breuil, sans réfléchir, s’enleva en selle. Un manteau d’officier garnissait le troussequin. Il y avait dans les fontes un revolver et des cartes. La pauvre bête portait à la naissance de l’encolure une large entaille d’où le sang coulait. Sous l’éperon, elle hennit de nouveau, fonça dans les terres labourées vers le plateau. Une ivresse furieuse emportait cheval et cavalier, Du Breuil ne se possédait plus. À travers les halles, dans la fumée, il galopa ainsi longtemps, franchit un ravin, sauta des troncs d’arbre, des fossés, avançant, reculant comme dans un rêve, en plein tourbillon de mêlée. Ce que cette course dura, un quart d’heure, un siècle, il ne le sut jamais. Lorsqu’il reprit conscience de lui, il fut tout étonné de se retrouver le sabre à la main, chargeant avec l’état-major du général Laveaucoupet, dont il distinguait à dix mètres de lui le képi brodé d’or. Les Prussiens cherchaient à sortir d’un bois. Un feu roulant crépitait. Mais avec des cris sauvages, derrière leurs officiers, nos deux bataillons s’élançaient à corps perdu, baïonnette brandie. Ils se mirent à courir, et Du Breuil se sentait à la fois entraîné d’un élan et poussé par une force irrésistible. L’ennemi lâcha pied, poursuivi par les fantassins en folie.

Alors, il put se dégager, remettre le sabre au fourreau, et lentement, car son cheval boitait, il reprit le chemin de Spickeren. Il s’efforça de coordonner ses idées, mais lorsqu’il arriva devant l’église, il se demandait encore à quel mobile il avait obéi. Son cheval, à ce moment, s’abattit. Il avait un éclat d’obus dans le poitrail. Heureusement, Schneiber, inquiet, parut. Il cherchait Du Breuil depuis longtemps… Quelle heure était-il ? Quatre heures seulement. La carriole était prête ; ils repartirent. Ils n’avançaient guère, forcés à chaque pas d’obliquer à travers champs.