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aiguillettes d’or, aux quatre galons qui Useraient en torsade son dolman d’artilleur. Jaloux, ce regard ? Non, conscient seulement. Il semblait dire : « A valeur égale, tu as en plus chance et faveur. Tant mieux pour toi ! »

— Moi, fit Du Breuil avec une feinte modestie, je n’ai rien à gagner, sauf un an ou deux sur mes états de service.

— Peuh ! dit philosophiquement Lacoste. Après ça, tu as le droit d’être ambitieux. Quel âge as-tu ?

— Trente-trois ans.

Lacoste tira sur sa pipe : c’était une façon d’opiner. Il avait six ans de plus, un galon de moins, et n’était que chevalier de la Légion d’honneur. Il n’en voulait pas à son ami, le reconnaissant supérieur. Ils s’étaient liés tout jeunes, à la même école du village ; Du Breuil était déjà pour lui, malgré leurs différences d’âge, quelqu’un d’heureux, de privilégié. Le fils du paysan trouvait naturel que le jeune monsieur du château fût le plus vif, le plus intelligent. Les Du Breuil étaient aimés dans le pays.

Sorti de Saumur, où il parvenait après quatre ans de service en Algérie, quatre dures années d’expéditions et de bivouacs, Lacoste avait retrouvé Du Breuil en Italie. Le sous-lieutenant de dragons et le lieutenant d’artillerie avaient renoué connaissance. Depuis, tandis que Lacoste continuait à marquer le pas, Du Breuil avait marché vite.

Il sortait à vingt ans de Polytechnique, passait deux ans comme sous-lieutenant élève à l’école d’artillerie de Metz. Que de souvenirs : d’Avol et leurs amis d’alors, les Bersheim, de riches industriels — la grand’mère Sophia, l’admirable ménage des Bersheim. la petite Anine et ses frères ! Oubliés ? Non, mais la vie éloigne et sépare… Lieutenant au sortir de l’École, ses premiers galons n’étaient pas ternis qu’il partait pour la campagne d’Italie, avec les deux batteries de la division de la Motterouge (2e corps, Mac-Mahon). Belle et rapide campagne. Ses pièces ouvraient le feu, d’abord sur Buffalora, où les forces autrichiennes étaient établies, puis sur Magenta. Jointes à l’artillerie de réserve du général Auger, elles foudroyaient les abords et l’entrée de la rue principale, préparant l’attaque de l’infanterie. Blessé par l’éclat d’un caisson, resté au feu, malgré son visage en sang et son bras déchiré, Du Breuil avait été proposé pour la croix. La bienveillance particulière du maréchal Canrobert, qui avait connu intimement père, le faisait passer peu après dans la Garde.