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ces projets. Ajoutez l’imminence d’une révolution en Irlande et la sourde inquiétude de séditions en Angleterre, où l’on assurait que l’ennemi trouverait des complices. Les Anglais ne voyaient partout qu’espionnage et trahison. Il s’ensuivit une réaction contre la France, dans l’esprit même de ceux qui jusque-là avaient prôné la paix avec la République.

Ces libéraux généreux, mais très anglais, avaient pardonné la Terreur à la Révolution, parce que la Révolution avait anéanti Robespierre et réprouvé la Terreur. Ils se flattaient que la France, affranchie des terroristes et délivrée de toute crainte d’invasion, s’arrêterait sur soi-même, se contenterait d’être libre, assez magnanime pour commander l’admiration à ses voisins, assez modeste pour rassurer l’Europe et surtout l’Angleterre. L’événement les détrompa. Ils virent la République s’assimiler et reprendre en grand, pour le compte de la Révolution, les traditions de conquête et de suprématie de Louis XIV. L’invasion de la Suisse fut pour ces Anglais ce que le partage de la Pologne avait été pour quelques-uns des admirateurs du grand Frédéric. « O France, » s’écria Coleridge, qui, un an auparavant, célébrait comme une conquête de l’humanité les victoires de la République, — « ô France qui te moques des cieux, adultère et aveugle, et patriote seulement dans des œuvres pernicieuses, sont-ce là tes vanteries, champion du genre humain ? » L’esprit belliqueux qui sommeillait en Angleterre, depuis les échecs de 1797, se réveilla dans tout le peuple. Le ministère se sentit soutenu. Pitt retrouva la dictature[1].

Les Anglais ne se sentirent rassurés qu’après la destruction de la flotte d’Irlande et de la flotte d’Egypte. Mais avec la sécurité, la rivalité séculaire se ralluma contre la France, aussi jalouse, aussi ardente, universelle et envahissante que l’était l’hostilité du Directoire aux Anglais. Aboukir fut fêté comme le devaient être plus tard Trafalgar et Waterloo. « C’est la plus grande victoire navale qu’il y ait eue au monde, s’écria Pitt ; la gloire en durera aussi longtemps que le nom anglais ! » Nelson fut fait baron du Nil avec une pension de 2 000 livres sterling. Puis on agit. Sidney Smith partit pour Constantinople, où son frère était ambassadeur ; il avait les pouvoirs les plus étendus pour traiter des affaires

  1. Ces transitions sont bien marquées, bien illustrées de traits et d’exemples saillans, dans le livre de M. Emile Legouis : La Jeunesse de Wordsworth. Voir, en particulier, le chapitre III, p. 385-388.