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un seul remous de la foule, un seul sursaut de fureur. Il s’arrêta devant l’église où sont gardées les reliques de saint Janvier, descendit de cheval, pénétra à travers la cohue épouvantée qui implorait le saint, s’agenouilla devant l’autel, fit battre aux champs, donna une garde au reliquaire, et s’en alla, la tête haute, fier, souriant, comme il était venu. Le peuple, confondu, se sentit dominé, et des voix crièrent : Vive la République !


V

Ce fut le cri de tout ce qui, dans Naples, était libéral, cultivé, simplement ami de l’ordre, tenait à ses biens, à sa vie, et craignait l’anarchie. Championnet, appelé pour les délivrer des Bourbons, les délivrait des lazzaroni : il eut pour lui la plupart des nobles, les savans, les propriétaires, beaucoup de prêtres même. Ce fut une autre foule qui parut aux fenêtres, sortit des maisons où elle se cachait, se porta dans les rues, acclamant le vainqueur. Championnet venait de se mettre à table, ce que ses officiers et lui n’avaient pas fait depuis quatre jours, quand une députation vint l’inviter à une représentation de l’Opéra. Il s’y rendit à travers les rues fumantes, où les blessés agonisaient, hurlaient encore sans secours, où gisaient les cadavres sans sépulture, où quelques heures auparavant il avançait « barbotant dans le sang ». Il trouva le théâtre San Carlo illuminé ; quatre mille spectateurs y étaient entassés, des femmes en toilette agitaient « avec fureur » leurs mouchoirs, et tout le monde était debout, hors de soi, de la joie de vivre après avoir subi des transes effroyables, poussant « d’assourdissantes acclamations. » Point d’hymnes solennels, cependant, ni d’actions de grâce aux dieux. C’est un opéra bouffe que les chanteurs exécutent, le Matrimonio segreto, et Championnet complimente le maestro Cimarosa, qui se trouve au théâtre, comme tout le beau monde de Naples, pour fêter les Français. Ces contrastes violens, ces changemens de scène, ces jeux de nuit et de lumière, dans cet air tiède, sous l’enchantement du ciel, avaient de quoi les enivrer. Aucun d’eux ne retrouva jamais d’émotions pareilles. Tout était exalté en ces jeunes hommes, le Français, le guerrier, l’artiste. Les femmes se montrèrent éprises, avec transports. Les officiers éprouvèrent le charme et le danger qu’avaient connus leurs prédécesseurs au temps de Charles VIII, de cette « sensualité ardente et âpre »,