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présenter son cas comme une exception, un coup de folie d’autant plus émouvant qu’il est plus insensé. Dans la Paix de Dieu même, le seul de ces cinq romans où le mariage soit admis sans trop de répugnance, voici en quels termes le héros résume ses impressions, lorsque la jeune fille qu’il aimait vient de mourir près de lui : « Cette année, écrit-il dans son journal, a-t-elle donc été vaine pour moi ? S’effacera-t-elle sans laisser de traces, comme un beau rêve enchanté ? Non, certes. Elle m’a apporté cette paix divine, où aspire l’univers entier. Je reviens dans la ville d’où je suis parti ; mais je n’y reviens pas le même que j’en suis parti… Et toi, Grete, tu m’as dit avec un ton de reproche, sur ton lit de mort, que je te laissais mourir vierge entre mes bras. Je sais, en effet, moi aussi, que nul bonheur n’aurait pu être plus grand pour moi que de reposer à ton côté, sur notre lit nuptial. Mais à défaut de ce bonheur parfait, ma pure fiancée, tu m’as appris le charme du désir irréalisé, le bonheur qu’il y a à s’être trouvé un moment sur le chemin du bonheur… Et je pense, maintenant, que ces ailes du vieux moulin qui t’ont tuée ne méritent peut-être pas nos malédictions. Peut-être ont-elles au contraire agi envers toi avec douceur et bonté, en te prenant ainsi ta vie sans que tu le rentes, avant l’heure terrible où moi, quoi que j’en veuille, j’aurais été forcé de remettre en mouvement les ailes de mon moulin, ces ailes à l’abri desquelles tu avais rêvé de trouver ton repos. Et ton souvenir, Grete, va être plein pour moi de leçons précieuses ! »

Toute l’œuvre de M. Nansen est écrite sur ce ton. Il y règne un fonds d’immoralité absolue et comme inconsciente, sans ombre d’ironie ou de paradoxe. Rien ne s’y rencontre qui ressemble à un remords, à un mouvement de vraie bonté et de piété effective. Les héros, ou plutôt le héros, — car c’est toujours la même figure sous des visages divers, — ne cesse pas un instant de tenir l’humanité, et les femmes en particulier, pour des instrumens destinés à son plaisir personnel. Sauf peut-être dans le dernier chapitre de Marie, pas une fois il n’aime : il se laisse aimer. Et puisque cette conception spéciale de la vie est assurément ce qu’il y a dans ces romans de plus caractéristique, on me permettra bien d’en donner encore deux ou trois exemples, qui m’aideront d’ailleurs à faire apprécier le talent du jeune écrivain.

Nancy Mogensen, l’héroïne d’Un heureux mariage, s’étant avisée de dire à son amant qu’elle craignait d’être un jour punie de sa coupable conduite, le jeune homme la prend sur ses genoux, et voici comment il lui répond, « avec un doux accent de reproche dans la voix » :