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À la nuit, on apprit que la division de Forton avait eu un engagement sérieux, du côté de Mars-la-Tour. Elle avait dû rétrograder sur Vionville. Par suite, le 2e corps, insuffisamment couvert sur son front, restait en avant de Rezonville, le 6e corps à sa droite. Les derniers régimens de la Garde arrivaient. Ils se plaçaient, ainsi que les réserves d’artillerie et le parc, en avant de Gravelotte.

Sur la route de Doncourt, la division Du Barail, seule, parvenait à Jarny. On sut, par des estafettes, que le 3e corps était en marche. Quant au 4e, il stationnait encore près de la Moselle, n’ayant pu avancer à travers les routes obstruées. Divers renseignemens, fournis par des reconnaissances et des espions, faisaient connaître en même temps que des troupes allemandes, évaluées à 25 000 hommes, débouchaient par les ponts d’Ars, de Novéant, se dirigeant sur Mars-la-Tour. Elles fourmillaient dans les bois de Gorze. Il fallait se hâter si l’on ne voulait voir la route manquer devant soi. Des ordres furent envoyés à tous les corps, prescrivant qu’on se gardât au loin. L’armée devait, à la première heure, se tenir prête à partir. Et tandis qu’en maugréant, ceux de ses camarades qui n’avaient pas encore rempli de mission montaient à cheval à leur tour, Du Breuil s’allongeait avec ivresse sur un étroit lit de camp, s’endormait d’un sommeil fiévreux.

Avant l’aube, le cri d’un coq déchira l’air. Des piétinemens de chevaux, qui se rangeaient avec un bruit sourd sous les fenêtres, l’éveillèrent. Sur pied d’un saut, il contempla avec stupeur la chambre inconnue, les poutrelles du plafond, le buffet garni d’assiettes peintes… Soudain, au mur, un portrait de l’Empereur… Il se souvenait ! Il était à Gravelotte. L’Empereur partait ce matin même, fuyant l’armée.

Cruelle, la comparaison d’un autre départ s’imposait à lui. Il revoyait le quai de la petite gare dans le parc de Saint-Cloud, le train rangé le long de la voie, les voitures vertes aux N couronnées… Ah ! les illusions d’alors, l’adieu touchant, l’enthousiasme, l’espoir ! Il revit les courtisans dorés, l’agitation des aides de camp, les ministres, les familiers, puis le coup de sifflet, le train qui s’ébranle, emportant, dans un rayon de soleil le destin même du pays, la fortune de la France.

Du seuil, il embrassa la route grise, l’alignement des lanciers de la Garde et des dragons de l’Impératrice, immobiles dans leurs manteaux blancs. Une aube pâle rendait livides les vi-