Page:Revue des Deux Mondes - 1897 - tome 143.djvu/511

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
505
LE DÉSASTRE.

venait de redescendre vers le sud-ouest. Il le trouvait enfin, serrait la main de Blache, repartait. Le général de Ladmirault devait être du côté de Bruville. Il s’y dirigea. Des coureurs prussiens prenaient le contact avec les premiers tirailleurs du 4e corps. Comme des obus passaient au-dessus de sa tête, il mit Brutus au trot. Soudain un des lourds oiseaux d’acier à la fois lumineux et sombres, qui grandissaient en sifflant, tomba. La terre sèche rejaillit, la mort éclata. Du Breuil se sentit projeté en l’air. Il vit dans un éblouissement le ciel bleu, comprit qu’il s aplatissait, gisant. Un poids terrible s’abattit alors sur ses jambes. Brutus ! Et du sang rouge, un liquide chaud coulait, coulait. Ses mains, ses bras, sa poitrine en étaient baignés. Une mare de sang s’étendait, montait. Le ciel devint rouge, rouge la terre, rouges ses pensées. Et, dans une foudroyante seconde, de brèves images l’assaillirent. — son père, sa mère, le doux visage de Mme de Guïonic, — il ne portait cependant pas l’opale aujourd’hui, — puis Metz, la guerre, la retraite… la figure pâle d’Anine dans une brume rouge flotta… Mourir, mourir, n’était-ce donc que cela ? Rouges étaient les ténèbres, rouge l’inconnu où il sombrait. Puis tout devint noir, et Du Breuil, sans douleur, sans crainte, sans regret, s’anéantit…

— Buvez ! buvez encore ! commandant.

Ces mots entendus comme en rêve, des formes vagues qui s’agitent, une figure de prêtre penchée sur lui ! Il se réveille, étendu sur une table, dans une chambre de paysans. L’odeur du cordial le ravigote : « Où suis-je ? murmura-t-il. — Ne parlez pas ! Encore un petit coup ! » répond la voix joviale ; et un aumônier lui fait avaler une gorgée d’eau-de-vie, Du Breuil se soulève. Il se sent faible… Qu’est-ce qu’il fait là, dans cette chambre ? Cet aumônier, il lui semble le reconnaître. Ah ! oui, l’abbé Trudaine ! rencontré dans les couloirs du ministère… Toutes ses idées sont brouillées. Il ne perçoit qu’un bourdonnement confus. « Où suis-je ? répète-t-il. — À l’ambulance de Bruville, reprend l’abbé. Vous l’avez échappé belle. Je vous ai cru mort quand on vous a relevé, roide, couvert de sang. C’est votre cheval qui a payé pour vous. »

Maintenant, oui. Du Breuil se souvient, l’obus, sa chute, puis le sang, le sang…

— Je passais là par miracle, raconte toujours l’abbé de sa bonne voix. J’ai perdu mon ambulance. Mais il y a des blessés