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réjouir et s’en contente. Certes l’artiste dénué de ce rare surcroît d’aptitude ne saurait légitimement prétendre à l’admiration entière et sans réserve. Il n’a surtout pas le droit d’ériger son idéal inférieur et restreint en raison d’être et en loi de l’art dont il ne réussit qu’à tirer un amusement.

La vertu expressive des figures, des couleurs et des sons peut mettre en communication les fibres les plus délicates des nerfs sensitifs avec les fibres les plus intimes du cœur. Cette puissance est départie à tous les arts, et elle est mesurée à chacun par l’espèce d’ébranlement moral que le destine à provoquer de préférence le caractère propre des sensations dont il dispose : les sons émeuvent à leur manière, les couleurs aussi et aussi les figures. Autant d’arts différens, autant de voies distinctes ouvertes à l’aspiration, c’est-à-dire à l’essor enchaîné de l’âme vers l’inaccessible et innomable félicité qui seule la comblerait. Cette félicité, nous ne pouvons que la pressentir, symbolisée sous les formes respectives que tous les arts ont pour mission de prêter à son principe et qui toutes, à ce titre, sont appelées belles.

L’aspiration, ainsi définie, n’a rien de mystique et n’est nullement irrationnelle. Il est, au contraire, tout à fait invraisemblable que, parmi la multitude des astres éteints, notre minuscule planète soit l’unique siège d’élection de la vie. jen prends à témoin mon illustre confrère de l’Institut, M. Janssen, à qui l’astronomie physique doit de si beaux progrès. Pour l’élite humaine aspirer à quelque autre condition mieux assortie à ses vœux, à ses élans, que l’établissement terrestre incapable d’y suffire, ce n’est pas plus insensé que d’inférer de l’existence d’une fonction l’existence d’un organe et d’un milieu appropriés. Sans doute de ce qu’il y a d’autres mondes habitables et très probablement habités il ne s’ensuit pas que ces mondes recrutent leur population dans nos tombes. Il faut commencer par nous assurer que la mort ne nous anéantit pas. La preuve n’en est pas faite encore au point de rassurer tous les penseurs ; mais, avec ou sans certitude, lever les yeux est le propre de l’homme.

La Poésie a, tout comme les autres arts, pour objet supérieur de susciter l’aspiration, et c’est même pour elle un devoir plus impérieux encore parce qu’elle dispose, pour y parvenir, de ressources encore plus puissantes : elle est en possession du langage, qui lui permet de se les associer de quelque manière et dans une certaine mesure et d’ajouter à ce qui lui est propre une contribution d’images.