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propres. Mais elle est en étroite communauté avec la Musique.

Ces deux arts, la Poésie et la Musique, à l’origine, n’étaient pas séparés ; l’usage de la lyre en fait foi. La poésie était, à proprement parler, un chant. Comment a-t-elle été amenée à restreindre ses ressources musicales, à répudier la note ? Je crois l’entrevoir. La musique, par essence, est vouée à l’expression purement passionnelle, sentimentale, et demeure impuissante à révéler les causes des émotions qu’elle traduit. Le langage seul le peut, parce qu’il n’appartient qu’à lui d’expliquer. En revanche, si par les mots il signifie et définit les émotions, il ne les exprime que par les mouvemens qu’elles communiquent à la phrase et dont les plus expressifs relèvent de la musique. Or celle-ci, avec tous les moyens d’émouvoir dont elle dispose et par leur puissance exceptionnelle, tend à usurper et confisquer à son profit l’attention malaisément partageable entre le cœur et l’entendement. L’auditeur ne peut, sans pénible effort, tout à la fois ne rien perdre de la perception harmonieuse qui le charme, et ne rien se refuser de la perception intellectuelle qui l’intéresse, à moins que la matière du poème ne soit ou très déterminée ou, au rebours, très vague, une passion, un récit ou une rêverie. Ce partage mental devenait plus nécessaire et en même temps plus laborieux à mesure que la pensée prenait plus d’importance dans la vie morale et que les sentimens se compliquaient, imposant au langage une subtilité et une tension croissantes. Le poète s’est enfin résigné à sacrifier certains facteurs musicaux, et, avant tout, à se séparer du chant par l’élimination de la note qui en constitue le pouvoir dominateur le plus absorbant. Depuis longtemps, le sort fait au contingent verbal dans la musique vocale et le drame lyrique, où il ne sert plus qu’à étiqueter les situations, sans que l’intérêt passionnel en souffre, témoigne à quel point la tyrannie de l’expression musicale commandait ce sacrifice à la poésie véritable. Il est consommé, et il a, en outre, rendu le grand service aux poèmes de les rendre compatibles avec la lecture qui en permet à la fois, une assimilation beaucoup plus rapide et une diffusion incomparablement plus grande.

La poésie est donc émancipée, mais il n’y a nullement divorce entre cet art cher à l’âme et la musique. En effet, pour tout homme apte à jouir de la musique autrement encore et plus intérieurement que par l’oreille, elle est berceuse en même temps que nourrice de la douleur, compagne indulgente de l’espérance,