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Nous avons beau protester que nous allons sur un champ de bataille, que nous avons besoin d’un porte-respect, l’employé ottoman sourit, sans répondre, dans sa belle barbe blanche. Je l’entraîne dans un coin, et j’essaye bassement de le corrompre : il repousse noblement toutes mes avances. Aurait-on exagéré la puissance du bakchich ? Cet honnête douanier finit par nous signer un reçu et nous dit avec politesse que nos armes nous seront rendues à Salonique sur un mot de nos consuls.

Le train repart avec une vitesse de vingt-cinq kilomètres à l’heure, c’est un brave petit train qui ne se presse pas. Figaro prétendait avoir trouvé un mot qui résume toute la langue anglaise : celui qui semble symboliser le turc est l’adverbe iavach, « doucement », par lequel on répond à notre hâte nerveuse d’Européens toujours pressés. Il y a cependant de beaux horaires affichés dans toutes les gares, mais notre convoi semble s’en moquer. Comme nous mourons de faim, nous nous informons s’il existe un buffet sur la route. Le chef de train s’empresse de répondre que le train est à la disposition de Nos Seigneuries, et qu’on arrêtera où nous voudrons, tout le temps que nous voudrons. A toutes les stations, on prend le café, et ce n’est qu’après en avoir savouré lentement la dernière goutte un peu bourbeuse, et fait un bout de conversation avec les employés, que le mécanicien remonte sur sa plateforme. On arrive tout de même, après tout ; mais ceux qui attendent, et qui exigent de l’armée turque la régularité rigoureuse de mouvement des troupes européennes auront quelque déconvenue.

Le paysage devient morne et sauvage, des Albanais montent dans les trains, déguenillés, mais armés ; des filigranes d’argent décorent la crosse de leurs armes allemandes. D’autres gardent leurs moutons dans les terrains vagues, le fusil sur le dos, et comme ils avaient l’habitude, pour se distraire, de tirer sur les convois, tout le parcours est semé de postes de gendarmes. Halte de quelques minutes à Uskub, la plus originale, la plus musulmane peut-être, des villes de Macédoine ; puis on arrive aux premières gorges où s’étrangle le Vardar. Le fleuve, resserré et profond, mugit au milieu des rocs durs, secoue et brise ses galets : paysage de pierre, tragique et désolé, qui s’ouvre sur les riches plaines macédoniennes, gardées par Kuprulu, la forteresse aux maisons peintes. Et, dans l’étendue de ces plaines, ce qu’on distingue surtout, ce ne sont point les champs de blé ou de maïs,