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de toutes les races, Turcs, Bulgares, Valaques, Tziganes et Juifs même, que la guerre va jeter sur les plaines thessaliennes. On ne saurait dire qu’ils aient un uniforme. Il faudrait inventer, si on osait, le substantif « multiforme » pour exprimer cette singulière mêlée de vêtemens divers : vieilles vareuses, noires, vertes, rouges, ou surtout sans couleur, jambières de feutre blanc, houseaux faits de guenilles maintenues par des ficelles, bottes, souliers, escarpins, beaucoup même portant encore les babouches, les antiques babouches turques, relevées à la poulaine avec des houpettes à l’extrémité.

Tout à coup, quatre hommes étranges vêtus de haillons commencent à souffler dans des flûtes de bois, frappent sur d’énormes tambours. Un air très simple s’accompagne d’une basse encore plus simple, sorte de monotone ronflement, et des volontaires tziganes se mettent à danser. Leurs corps souples ondulent rythmiquement, leurs yeux noirs brillent sur le fond de leur peau dorée, leurs lèvres se relèvent, ils montrent les dents, et quand je regarde autour de moi, tous les assistans ont aussi le même rictus, la même espèce d’agacement délicieux. Un petit bonhomme de douze ans fend les groupes fièrement pour regarder. Il a un « baluchon » sur le dos, un fusil Martini à la main ; et d’autres gamins, un brin de paille aux lèvres, le regardent avec un air d’admiration notoire. C’est le volontaire, le volontaire par définition. Il a douze ans, et s’est présenté chez le muchir (commandant militaire) pour s’engager. « Sais-tu seulement ce que c’est qu’un fusil ? » lui a dit le muchir. Le gamin a pris un Martini, fait l’exercice, tiré ; enfin il paraît que Dieu le veut, et ce David musulman part pour la guerre.

Un peu plus loin, rieurs, chanteurs, balançant dans la marche la masse gigantesque de leurs torses, se tiennent les Albanais. Rien n’est plus loin du Turc que ces musulmans d’aventure, convertis d’ambition, fanatisés pourtant par la lente action des siècles, leur reconnaissance des faveurs impériales, l’amour de la guerre et des rapines. Batailleurs et pillards, vantards et courageux, ils n’ont rien de la placidité un peu lourde, de la bravoure incontestable, mais passive, des conquérans dont ils ont pris la religion. Ils sont de notre race, et jusque sur cette place où des grappes de gamins vêtus de vert et de rose s’accrochent aux arbres, quelques-uns, les Guègues, avec leurs yeux bleu clair, leurs cheveux blonds coupés carrément sur le front, retombant en