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pensé par la façon dont on a su l’écrire. Or Geoffroy est un bon écrivain, mais n’est pas un écrivain excellent.

Autre considération. La Bruyère a sans doute raison de croire que « tout a été dit. » Tout a été dit d’assez bonne heure. Quand on parcourt les vieux livres, on est souvent émerveillé d’y découvrir des opinions, ou des théories, ou des formes de sensibilité que l’on croyait beaucoup plus récentes ; et l’on s’exclame comme je faisais tout à l’heure : « Qu’avons-nous donc inventé ? » Si l’on recherche dans l’histoire littéraire les origines du romantisme, on ne sait plus du tout où il commence. On s’avise que les théories de Darwin sont en germe dans Diderot (le Rêve de d’Alembert), mais que Diderot est dans le poète Lucrèce, qui fut lui-même, je suppose, dans le philosophe Héraclite. Ou bien on dit que le sentiment de la nature selon Michelet ou George Sand était dans Rousseau et, bien des siècles avant Rousseau, dans les poètes latins et grecs. Et tout cela est vrai à condition de s’entendre. Toute idée et tout état d’âme a été comme pressenti avant de s’achever à travers les âges et de s’exprimer pleinement. Geoffroy a déjà, en critique, des vues plus nettes et plus vraies que Fénelon ou que Perrault ; mais ce ne sont toujours que des « vues ». Il se contente de les indiquer. Elles ne sont pas encore pour lui des idées actives, elles ne transforment pas à ses yeux tout l’ensemble des objets qui les lui ont suggérées. Ce qu’il pense et sent de relativement neuf, il ne le pense ni ne le sent avec assez de profondeur et d’intensité. Il s’en tient, si je puis dire, à des aperçus et à des impressions du premier degré.

Enfin, Geoffroy, qui ne possède que peu la sensibilité inventive des critiques impressionnistes, n’a pas non plus l’imagination constructive des critiques philosophes. C’est autre chose d’avoir, comme lui, des « vues » éparses, ou de les lier fortement en un vaste système, qui nous montrera, sous un aspect rajeuni, des œuvres que nous connaissions ; qui nous révélera, entre les hommes et les œuvres, ou entre les genres, ou entre les époques littéraires, des rapports et des liaisons jusque-là insoupçonnés ; qui, peut-être, augmentera nos risques d’erreur presque autant que nos chances de découverte, mais qui, finalement, accroîtra notre intelligence des choses. Geoffroy est, en quelques points, un critique novateur : un critique créateur, pas tout à fait. De là la pénombre où il languit.

Mais, c’est égal, quelle bonne et solide caboche que ce Geoffroy ! Et que le bon sens peut aller loin !


JULES LEMAITRE.