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Ce fut Restaud qui le sauva. Une telle prostration était dangereuse. Selon Restaud, on ne devait pas chercher à fuir dans l’oubli, impossible aussi bien, l’horreur de la situation présente, mais au contraire s’en pénétrer comme d’un venin qui brûle, irrite et soutient. S’abandonner, c’était vouloir se perdre. Lui, résistait, bandait sa volonté et ses muscles, inébranlable dans sa foi d’une sortie quand même, ou d’une délivrance venue du dehors. Breton têtu, il ne doutait pas, ne voulait pas douter du salut de Metz et du sort de la France ! Son opiniâtreté réagit sur Du Breuil. Autour d’eux, tant de gens déjà se décourageaient. Beaucoup s’abandonnaient au pessimisme le plus noir, accueillant tous les faux bruits. Les caractères changeaient. Massoli, privé de lait et de légumes, montrait un visage plaqué d’eczéma ; on l’entendait geindre du matin au soir. Floppe, malade du foie, devenait insupportable. Laune ne pouvait le souffrir, et Floppe se vengeait par des mots cruels, des caricatures. Francastel était fatigant de vanité bavarde. — « Tout cela, disait plaisamment le médecin-chef Riscard, parce que le sel manque à notre estomac. » Il ajoutait : — « Vous en verrez bien d’autres », émettait des théories fantaisistes sur l’alimentation exclusive de la viande de cheval ; et l’on ne savait si ce vieil original parlait sérieusement ou se moquait du monde, avec sa face enluminée de Polichinelle, sa loupe énorme sur l’œil, ses sourcils et ses moustaches de crin blanc.

Toutes les fois qu’il avait un moment de libre, Restaud recherchait la compagnie de Du Breuil. Une amitié lente et profonde, sans phrases, se formait entre eux. Ils ne discutaient jamais. Parfois même ils ne cherchaient pas à se parler : c’est une communion que le silence. Certains soirs, Restaud, très laconique d’ordinaire, commentait les événemens du jour, cherchait en eux une lueur d’espoir. L’optimisme, pourtant, était difficile. On parlait d’un échec de Mac-Mahon vers Stenay. Depuis le retour des troupes dans leurs anciens cantonnemens, — le 2e et le 3e corps sur la rive droite de la Moselle, au sud et à l’est de Metz, le 4e et le 6e sur la rive gauche, à l’ouest et au nord, l’infanterie de la Garde au Ban Saint-Martin et à Plappeville, la cavalerie de la Garde et la cavalerie de réserve à Chambière, — le Quartier général, réduit au service des renseignemens et des parlementaires, à la correspondance journalière, chômait. Du Breuil en profitait pour parcourir à cheval les bivouacs, à la recherche d’un camarade comme Védel, d’une relation cordiale comme le lieu-