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LE DÉSASTRE.

navré de pitié, écoutait bouillonner et courir, dans le récit du jeune sergent-major, un intarissable flot de misères.

La débandade de Wœrth, l’écoulement sur Saverne, la réorganisation à Châlons, puis le lent refluement de l’armée en désordre, mourant de faim, pillant, s’enivrant, jusqu’à cet entonnoir, ce gouffre, Sedan… La lutte acharnée alors, — le 1er  zouaves s’était bien battu ! — puis l’écrasement, l’horrible déroute, l’amalgame de tous les débris de régimens dans la place, la capitulation enfin !… Il dit l’Empereur allant rendre son épée, l’épouvantable misère des soldats crevant de faim dans la presqu’île d’Iges, et le 3, l’évacuation des colonnes successives de prisonniers… Depuis, à peine s’il avait mangé, toujours en marche, poussé à coups de crosse ; ceux qui tombaient, fusillés !… On leur avait appris en route la captivité de l’Empereur ; la guerre ne durerait pas, Strasbourg allait se rendre, Paris ne pourrait tenir. Metz serait bombardé le soir même.

Une ombre noire se dressa devant la porte : c’était le Père Desroques. Il prit les mains de Maurice, les tint longtemps serrées ; une profonde pitié faisait trembler ses lèvres, une foi douloureuse brillait dans ses yeux. Après quelques minutes d’entretien :

— Je serai donc le messager de Dieu ! soupira-t-il.

Anine emmenait Maurice en lui recommandant de ne pas faire de bruit. Bersheim les suivit. Du Breuil, qui connaissait la maison, alla dans la chambre de d’Avol. Il ne le trouva pas, l’aperçut au fond du jardin, étendu sur une chaise longue en paille, traversée par des brancards. Il avait les traits contractés, l’air dur. D’Avol feignit de ne pas le voir s’avancer, ne tourna les yeux que lorsque le gravier cria sous la botte de Du Breuil.

— Tiens, Pierre, c’est toi ?

— Tu sais ?…

— Oui, Maurice… Lisbeth est venue me raconter ça. Pas brillant, hein, le pauvre diable ? Son frère a payé sa dette. Il a de la chance. Pauvres Bersheim ! Ils doivent rire d’un œil, pleurer de l’autre. Je préfère ne pas assister à cette scène de famille.

Ce ton de sécheresse, cette voix ironique, allons ! on lui avait changé son Jacques ! Mais d’Avol continuait :

— Tu regardes mon bras ? Sohier est un âne. Bah ! je serai suffisamment guéri pour la capitulation.

— Qu’est-ce que tu dis ? cria Du Breuil.

— Je dis : pour la capitulation. Car c’est cela, n’est-ce pas,