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I

Un pareil homme ne pouvait pas avoir des origines prosaïques ; il lui fallait des ancêtres de conte de fée. Un tableau généalogique, de la main de Gérard de Nerval[1], mêlé de signes cabalistiques, le fait descendre d’un bon chevalier allemand du moyen âge, arrivé je ne sais comment au fin fond de la France. Dans les derniers temps de sa vie, il avait trouvé mieux encore, et laissait entendre qu’il remontait en ligne droite à l’empereur Nerva. Ce qu’il en disait n’était point par vanité : il ignorait la vanité ; c’était une idée qui amusait son imagination. Lorsqu’il daignait reprendre pied sur la terre, ses origines étaient beaucoup plus modestes. Gérard de Nerval, de son vrai nom Gérard Labrunie, se rappelait alors que les siens étaient de la Picardie et de souche paysanne ; et, comme il adorait les mœurs simples et les vieux souvenirs, il s’empressait de dépeindre ses grands-parens dans la poésie de leurs occupations rustiques. Son grand-père maternel avait poussé la charrue d’un oncle dans des circonstances qui font penser à Jacob chez Laban : « Un jour, raconte Gérard de Nerval, un cheval s’échappa d’une pelouse verte qui bordait l’Aisne, et disparut bientôt entre les halliers ; il gagna la région sombre des arbres et se perdit dans la forêt de Compiègne. Cela se passait vers 1770. « Ce n’est pas un accident rare qu’un cheval échappé à travers une forêt, et cependant, je n’ai guère d’autre titre à l’existence. Cela est probable du moins, si l’on croit à ce que Hoffmann appelait l’enchaînement des choses. »

Le maître du cheval était un jeune rêveur appelé Pierre Laurent, silencieux de son naturel et fils d’un autre silencieux. La perte du cheval ayant amené un choc entre ces deux taciturnes, Pierre fit son petit paquet et s’en vint à travers la forêt de Compiègne chez un bonhomme d’oncle qui cultivait un mauvais champ près des étangs de Châalis, dans le Valois : « Mon

  1. Collection de M. de Spoelberch de Lovenjoul. Nous devons à M. de Spoelberch la communication des papiers et correspondances de Gérard de Nerval, ainsi que de nombreux documens se rapportant à lui et à son œuvre et des renseignemens en tous genres sans lesquels notre tâche eût été impossible. Nous le prions de recevoir ici nos remerciemens. Nous remercions également M. Henry Houssaye, qui a bien voulu mettre à notre disposition des lettres et des notes provenant des papiers de M. Arsène Houssaye.