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n’était ni meilleure ni pire que la plupart des princesses de la rampe. Cet amoureux transi, qui se faisait gloire d’aimer en elle « l’idéal », lui parut ridicule et ennuyeux. De son côté, il ne put braver longtemps ce voisinage capiteux sans embrouiller le rêve avec la réalité et sans souffrir de confusions qui ne lui valaient, en fin de compte, que des rebuffades ou d’immenses déceptions. Ce roman, unique en son genre, d’un homme amoureux d’une « vaine image » et devenant fou de ce que l’image se fait chair, se devine à travers les lettres de Gérard à l’actrice[1]. On sent à chaque ligne qu’ils parlent deux langues différentes. Gérard s’en apercevait ; il écrivait à Mlle Colon : — « Cette pensée que l’on peut trouver du ridicule dans les sentimens les plus nobles, dans les émotions les plus sincères, me glace le sang et me rend injuste malgré moi. » Dans une autre lettre, il lui rappelle certain soir heureux où il a baisé ses mains, et il ajoute avec une franchise dangereuse : — « Ah ! ce n’était pas alors la femme, c’était l’artiste à qui je rendais hommage. Peut-être aurais-je dû toujours me contenter de ce rôle, et ne pas chercher à faire descendre de son piédestal cette belle idole que jusque-là j’avais adorée de si loin. — Vous dirai-je pourtant que j’ai perdu quelques illusions en vous voyant de plus près ? » Une femme intelligente aurait été reconnaissante envers le jeune enthousiaste qui l’avait jugée digne d’être la Béatrice d’une autre Vita nuova, mais Gérard de Nerval s’était mal adressé, et ce n’était vraiment pas la faute de cette pauvre fille ; elle tâchait de comprendre et n’y parvenait pas.

Il arriva que sa troupe alla donner des représentations à Chantilly et à Senlis. Gérard de Nerval la suivit et conçut le projet de profiter de l’occasion pour obliger Jenny Colon à avouer qu’elle était Adrienne. Il loua des chevaux de selle et l’emmena au travers des forêts, sans la prévenir, vers le vieux château de brique à coins de pierre. A mesure qu’ils approchaient, les lieux parlaient aux yeux de Gérard de Nerval, mais sa compagne ne semblait pas entendre leur langage : — « Ces aspects chers à mes souvenirs, dit-il, l’intéressaient sans l’arrêter. » Il tenta l’épreuve suprême et la conduisit sur la même place verte où il avait vu Adrienne : « — Nulle émotion ne parut en elle. Alors, je lui racontai tout ; je lui dis la source de cet amour entrevu dans les nuits, rêvé plus tard, réalisé par elle. Elle m’écoutait sérieusement et me dit :

  1. Treize lettres ou fragmens de lettres à Jenny Colon ont été imprimés à la suite d’Aurélia après la mort de Gérard de Nerval.