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le pays, sauf quand ces maîtres sont israélites : et alors ce sont des discussions sans fin, des pleurs, des fusils brandis, des mains désarmées qui se dressent suppliantes. Ces obstinés propriétaires finiront par être récompensés de leur singulier courage. Leur présence garantit encore un peu leurs biens, leurs bestiaux qu’ils abritent dans des cours aux hautes murailles ; et puis, plus tard, ils rachèteront pour quelques piastres leurs propres chevaux — et ceux des autres ! — Cette énergie qui n’est pas sans danger finit, même déployée per fas et nefas, par inspirer quelque admiration.

A travers les bouquets d’arbres et les haies nous continuons à marcher, et nous finissons par être forcés de reconnaître que nous nous sommes complètement perdus ; impossible de trouver Velestinon où campe Edhem-Pacha. Une longue lueur rougeâtre monte au milieu de la nuit, assez loin encore, et nous nous dirigeons de ce côté. C’est Hagios-Gheorgios qui a été pris dans la journée même : il paraît que sans nous en douter nous sommes arrivés aux avant-postes, dépassant le quartier général. Le village entier est en feu : il a été pris de vive force, et les Albanais excitent méthodiquement les flammes, font glisser avec des perches les lourdes tuiles qui empêchent les toits de flamber. A côté de ces fournaises, d’autres brasiers tout petits fument à ras de terre, et ces petites lumières de bivouac, ces grandes flambées furieuses, ces fumées rougeâtres se mêlent fantastiquement. Cependant on entend un grand murmure, on perçoit des foules d’ombres, car les Albanais n’ont point la placidité muette du Turc : ils se montrent les dépouilles prises, les échangent, et causent bruyamment avant de s’endormir.

Mais nous mourons de faim et de sommeil. Par un coup de fortune, heureusement, notre cavalier interprète, toujours débrouillard, découvre que le colonel du régiment qui campe au milieu de ces flammes est un vieil habitant de Salonique, un ami auquel il a gagné parfois quelques livres turques au baccarat. Ce clubman de Macédoine nous reçoit comme seul sait recevoir un Turc en veine d’hospitalité : tout est à nous, simplement. Et il est si bonhomme, si paternel, il offre son mouton bouilli, son vin et son mastic, — car il a du vin et de l’alcool, infraction aux lois de Mahomet dont Mahomet le bénisse ! — que c’est à peine si nous pouvons lui dire que, quelques minutes auparavant, nous aurions volontiers payé bien cher ce dîner royal, et le coin