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Pharsale, 16 mai. — J’ai sans doute été gagné par le fatalisme musulman : si Dieu le veut, je resterai indéfiniment chez Abraham. Mais ceux qui parmi nous se piquent de stratégie se plaignent : on a mis quinze jours à franchir les cinquante kilomètres qui séparent Tyrnavos de Pharsale. Sont-ce là les coups foudroyans qu’exigent les méthodes modernes ? Pourquoi n’a-t-on pas pris une offensive immédiate, et attaqué les positions de Domokos, sans laisser à l’ennemi le temps de s’y retrouver, dès la prise de Velestinon ? Ces délais n’offrent pas de danger pour les Turcs, il est vrai, avec la supériorité numérique dont ils disposent, et l’avenir de la campagne est décidé, selon toute apparence ; mais que résulterait-il de ces hésitations, si l’on se trouvait en face d’une grande armée européenne ?

Ces critiques sont peut-être fondées. Seulement il est très probable qu’il existe aussi des choses qu’on ne sait pas. D’abord, il doit y avoir à cette petite guerre, qui ressemble décidément à de grandes manœuvres, avec fusils chargés, des dessous diplomatiques que nous ignorons. L’Europe laisserait-elle l’armée turque camper dans les ruines du Parthénon ? Et d’autre part, si les succès de cette armée avaient été foudroyans, n’aurait-il pas été bien difficile d’arrêter son élan, qui l’eût emportée jusqu’à Athènes ? Je suis sûr que les ordres qui viennent à Edhem-Pacha, sur les fils du télégraphe planté à mesure que nous avançons, lui conseillent bien plutôt la temporisation que la hâte ; et il faut être bien peu au courant des choses turques pour croire que le maréchal peut rien faire sans l’ordre ou l’autorisation des fameux Medjilis, des comités de Constantinople. Et puis, il y a une autre raison encore : il n’existe qu’une route d’approvisionnemens, celle du col de Melouna, extrêmement difficile. Or, les sobres Ottomans ont beau vivre de pain et d’ail, encore faut-il faire venir ce pain de Macédoine. De même pour les munitions. L’autre jour, dit-on, un attaché militaire est allé demander au maréchal la raison de ce temps d’arrêt : « J’ai trois coups à tirer par canon, lui a répondu Edhem, de son air d’éternelle douceur. Avanceriez-vous dans ces conditions ? »

Il semble du reste que notre attente touche à sa fin. De grands mouvemens de troupes ont lieu. Aujourd’hui, nous sommes allés aux nouvelles au camp de Tekké : des collines arrondies, onduleuses, creusées de profondes ravines ; au sommet, le tombeau d’un saint homme musulman : quatre murs blancs, entourés