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virginale et trop généreuse enfant qu’il doit punir. Frémissant de courroux sacré, mais aussi de pitié paternelle, il imprime sur les divines paupières le baiser qui va les appesantir. Alors, en cet adieu sublime, au milieu, que dis-je, au-dessus de l’orchestre — et de quel orchestre pourtant ! — il y avait encore une âme, encore une voix qui chantait. Mais dans les Maîtres Chanteurs la voix ne chante presque plus. Toute la puissance d’expression, toute la force créatrice de la vie, est transportée à l’orchestre, et plus que jamais ce transfert m’inquiète. J’ai vaguement peur d’un malentendu irréparable ; j’éprouve comme la sensation obscure d’un effort gigantesque et peut-être perdu, d’un génie prodigieux et prodigué, non pas à vide, mais à faux. Si le torrent de la symphonie, précipité par Wagner, comme il le disait lui-même, dans le lit de la musique dramatique, n’avait fait que le dévaster, ce lit, et le détruire ! Si la symphonie était une chose et le drame musical une autre, et qu’entre les deux il n’y eût pas de commune mesure ou de style commun ! Et sur la nature, sur l’avenir du drame lyrique, sur l’un des points essentiels de la réforme de Wagner, je sens renaître des doutes que les Maîtres Chanteurs laissent irrésolus.

Irrésolue, cette musique l’est constamment elle-même. « Il faut estimer Wagner, dit M. Hanslick, pour la logique avec laquelle il applique sa théorie ; mais à cette théorie les Maîtres Chanteurs ne nous ont pas rallié. C’est, comme on le sait, la dissolution de toute forme solide en un murmure agréable et vague ; c’est la mélodie existant en soi, la mélodie membrée (gegliederte) remplacée par une mélopée (melodisiren) amorphe et flottante. On peut employer sans crainte, pour la désigner d’un mot technique, le terme équivoque de Wagner : « mélodie infinie », chacun sachant très bien ce qu’il doit entendre par-là… Un petit motif commence ; avant qu’il ne devienne réellement thème ou mélodie, il ploie, il rompt ; les modulations, l’enharmonie l’élèvent ou l’abaissent ; reproduit en « rosalie » ou raccourci et morcelé, tantôt un instrument le reprend, tantôt un autre l’imite. Anxieux, il se dérobe à toute cadence finale ; c’est un mollusque musical qui renaît sans cesse de soi-même et s’évanouit dans l’insaisissable[1]. »

En cette ondoyante et fourmillante partition des Maîtres Chanteurs, on retrouve plus sensible qu’ailleurs, et plus pénible aussi, l’in-fîeri, le devenir constant qui n’aboutit jamais à l’être. Et de même que la joie parfaite serait l’éternel désir éternellement satisfait, un désir

  1. « Ton-Molluske » — Nietzsche a dit à peu près de même : « Le polype de la musique, la mélodie continue. »