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tressaille lorsque viennent le surprendre des lambeaux de murmure échappés à des âmes feuillues qu’on ne connaît pas. Il erre lentement, avec des regards fureteurs qui montent du miracle compliqué de l’herbe touffue vers l’espace où s’entrelacent ciel et feuillage si étroitement que le bleu du ciel semble broché sur un ciel de verdure. Et il arrive ainsi à la barrière en zigzags qui arrête l’irruption véhémente des ronces et des sassafras s’élançant pour arrêter la marche de la culture, opposant leurs rameaux et leurs épines comme autant de piques contre l’armée du blé. Le blé, c’est le maïs, qui porte en Amérique le nom générique de corn (grain), ce grand maïs indien aux épis si hauts et si drus qu’un homme pourrait, se cacher derrière eux. Sans faux ni faucille, le poète fait à perte de vue des moissons merveilleuses. Précédant de beaucoup les premiers de sa troupe, un capitaine géant agite ses glaives formidables au plus vif de la bataille engagée contre le champ par la haie envahissante. Et c’est à lui que s’adresse le promeneur, c’est à cette tige lustrée qui n’avance ni ne parle, qui cependant est pour lui le type même de l’âme du poète conduisant l’avant-garde de son temps et entraînant les timides avec elle. Ame calme, mais haute, aux racines profondes, âme humble, mais riche en grâce et en générosité, âme remplie de douceur comme le sont ses longues veines d’une douceur empruntée aux quatre élémens sauvages et qui s’élève plus haut toujours, au-dessus des mortels, sans pour cela quitter la terre solide et vénérable qui lui a donné l’être.


Tu te tiens debout sur ta tombe future, brave et serein, aspirant d’un souffle ininterrompu la vie que tu puises dans la mort même. Le fruit que tu donnes écrit éloquemment ton épitaphe et tu es à toi-même un monument. Comme le poète, tu as construit ta propre force en distribuant une nourriture universelle tirée en proportions choisies du sol grossier et de l’air vagabond, des ténèbres de l’effrayante nuit et des cendres antiques dont la flamme disparue retrouve en toi une vie plus belle et une plus longue gloire, des blessures et des baumes de la tempête ou de l’accalmie, des débris, des ossemens, des racines…

Dans ta vigoureuse substance tu as absorbé tout ce que t’apportait la main des circonstances. Oui, dans ta verdure fraîche et consolatrice tu as filé l’éclat radieux d’un blanc rayon tiré tout incandescent du soleil. Ainsi tu fais agir mutuellement l’une sur l’autre la force de la terre et la grâce du ciel, ainsi tu coules ensemble l’ancien et le nouveau dans un moule plus noble, ainsi tu réconcilies le froid et la chaleur, l’éclat et l’obscurité et d’autres contraires.

Ainsi, lié par le sang à tout ce qu’il y a de haut et de bas, tu joues