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plus à la critique. Aucun philosophe allemand, il est vrai, n’a eu avec Comte les mêmes relations personnelles que Stuart Mill ; mais, à défaut de positivistes proprement dits, l’esprit positif s’est de plus en plus répandu dans les universités allemandes depuis trente ans. Il suffit, pour s’en convaincre, de voir comme la métaphysique y est délaissée, et le caractère qu’y ont pris les sciences morales et sociales. Dans les pays latins des deux hémisphères, l’influence de Comte s’est exercée avec plus de force encore, en Espagne, au Portugal et surtout au Brésil, où se trouvent les positivistes les plus zélés, et, à leur dire, les plus orthodoxes. Enfin, l’Amérique du Nord a aussi ses sociétés positivistes. Déjà Comte, de son vivant, y avait trouvé quelques-uns de ses plus dévoués disciples.

En France, la philosophie traditionnelle qui est enseignée dans les établissemens publics se sentit menacée par le positivisme. Elle résista de toutes ses forces, et réussit à se garantir contre l’invasion imminente. Mais, jalousement exclue des lycées et collèges et même des facultés, la doctrine nouvelle sut néanmoins trouver le chemin des jeunes esprits. Sans parler des infiltrations insensibles, et des mille petits canaux de la littérature courante, elle eut pour « véhicule » les œuvres des deux écrivains qui furent en leur temps le plus aimés du public. Renan et Taine, sans être positivistes, ont fait plus, pour la diffusion des idées et de la méthode de Comte, que tous ses disciples ensemble. Ils ont beau s’en défendre, leurs livres témoignent pour eux.

Taine, il est vrai, doit beaucoup à Condillac, beaucoup aussi à Spinoza et à Hegel. Parmi les modernes, il semble se relier surtout à Stuart Mill et à M. Spencer. Mais c’est de Comte qu’il procède, à travers eux. Là se trouve l’origine de la plupart de ses idées directrices. Sa conception de l’histoire littéraire, de la critique, de la philosophie de l’art, en un mot son effort pour transporter aux sciences morales la méthode des sciences naturelles, tout cela dérive en droite ligne des principes de Comte. L’Histoire de la littérature anglaise est, en un sens, une application de la théorie positive selon laquelle l’évolution des littératures et des arts est régie par des lois nécessaires, qui la font solidaire de l’histoire des mœurs, des institutions et des croyances. La théorie du « moment » et du « milieu », qui est capitale dans l’œuvre de Taine, n’était pas inconnue au XVIIIe siècle. Montesquieu seul suffirait à le prouver. Mais Comte a rapproché Lamarck de Montesquieu, et