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attaquant franchement tous les dogmes, n’en laisse aucun debout, et triomphe avec la Révolution française.

En étudiant la marche de cette décomposition progressive, Comte s’est appliqué à montrer, suivant les principes de sa sociologie, comment les faits sociaux les plus divers, religieux politiques, économiques, militaires, intellectuels, esthétiques, etc., agissent et réagissent sans cesse les uns sur les autres. Toutefois, ces différens ordres de faits ne sont pas tous d’égale importance. L’ordre des faits intellectuels est « dominateur ». Il joue un rôle prépondérant. Car, sans lui, l’évolution des autres serait inintelligible, tandis que sa propre évolution pourrait, au besoin, se comprendre sans la leur. « Ce sont les idées qui mènent le monde », et la courbe décrite par l’histoire générale de l’humanité est commandée, en dernière analyse, par la courbe que décrivent la science et la philosophie.

Or, le fait capital qui domine et explique l’histoire de la pensée humaine depuis le XIIIe siècle, n’est-il pas le progrès de l’esprit positif ? Ce progrès a commencé, dit A. Comte, dès l’origine même de l’humanité. Mais il est demeuré longtemps latent et presque imperceptible. Il n’est devenu rapide et puissant que depuis le moyen âge. L’esprit positif consiste, comme on sait, à ne plus rechercher que les lois des phénomènes naturels, en abandonnant la poursuite chimérique des causes et des essences. Il a été le ressort caché de l’évolution du monde moderne. Sous le couvert des grandes doctrines métaphysiques de Hobbes, de Descartes, de Leibniz, de Spinoza, de Malebranche même, il a miné, puis ruiné la conception théologique de l’univers. Ces philosophes, qui pour la plupart, étaient en même temps des savans, ont accompli une œuvre dont ils ne distinguaient peut-être pas toute la portée. Ils croyaient soit faire coexister, soit même faire coïncider une vue purement rationnelle de l’univers avec l’ancienne conception qui reposait sur des données surnaturelles. En fait, leurs doctrines n’étaient que des formes de transition, indispensables sans doute, mais caduques. Une métaphysique, selon Comte, n’est jamais qu’une théologie rationalisée, et par-là même affaiblie, démunie de tout ce qui en a fait la vertu à l’époque où elle était objet de foi. Les grands penseurs de la philosophie moderne ont cru fonder une métaphysique : ce qu’ils ont fondé en réalité, c’est une physique. Ce qu’il y avait de durable dans l’œuvre des Descartes et des Leibniz s’est incorporé à la science.