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où nous restons plongés. Qu’affirment, en effet, toutes les métaphysiques ? Pour les unes, ce qui existe réellement, c’est une pluie éternelle d’atomes dans le vide infini : tout le reste est apparence ; or, « tout le reste », c’est la nature entière, telle que nos sens la perçoivent. Bref, la nature, c’est le rêve ; l’atome est la réalité, invisible et impalpable. — Pour d’autres, ce qui existe réellement, ce sont des forces immatérielles, des esprits ou des consciences ; tout le reste, c’est le monde des corps, auquel nous sommes si puissamment attachés. Bref, la perception de l’étendue était un rêve, dont le « spiritualiste » nous réveille. — Pour d’autres enfin, ce qui existe réellement, c’est un seul être : tout le reste est apparence ; or, tout le reste, c’est la multitude des êtres individuels, la pluralité des personnes et des choses, la vie particulière et indépendante de chacun de nous. Bref, le monde des individus, le monde du « multiple » était un monde de rêve, dont le « panthéiste » nous réveille. — En résumé, pour tout métaphysicien, comme pour Platon, ce que le vulgaire croit réel n’est qu’un défilé d’ombres au fond d’une caverne. La vraie réalité, le vrai soleil, sont ailleurs ; et le sage les entrevoit déjà, à demi délivré, — c’est-à-dire à demi réveillé. — La religion surtout est un réveil. Que pense l’homme vraiment religieux ? C’est que la vie actuelle est une vie provisoire, une vie d’épreuve, le simple prélude de la vie véritable ; c’est que, si le monde sensible est peut-être une réalité, il y a, en tous cas, une réalité supérieure, que les élus contempleront, que nous pouvons déjà entrevoir. L’âme dont la foi est ardente et profonde est donc presque soulevée déjà au-dessus de l’existence commune ; elle est « détachée du siècle » ; elle entre déjà dans l’éternité ; elle ne sent plus les souffrances d’ici-bas que comme des souffrances de rêve ; les joies éphémères des sens ne la touchent plus ; l’univers que regardent nos yeux s’évanouit sous l’éclat de celui qu’elle commence à voir ; elle sort peu à peu du songe où les hommes cherchent depuis si longtemps et si vainement, à s’orienter et à se reconnaître. — Qu’est-ce que l’âme d’un saint ou d’un martyr, si ce n’est une âme décidément réveillée du rêve terrestre ?

Il ne faut donc pas reculer devant le résultat de notre analyse. Si nous n’avons rien trouvé dans la « réalité » qui la distingue radicalement du rêve, il n’y a rien là qui nous doive effrayer, ou même étonner. Nous nous rencontrons avec la grande tradition métaphysique et religieuse. Si nous semblons, à certains égards,